Dans Au bord de l’effacement, qui vient d’obtenir le prix Augustin Thierry des Rendez-vous de l’Histoire de Blois, Anouche Kunth expérimente à l’extrême le goût de l’archive cher à Arlette Farge par une approche sensible au sort des exilés arméniens après 1920, en dépouillant 12 000 dossiers, conservés dans les sous-sols de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Son enquête commence à Fontenay-sous-Bois et la mène à New York puis à Marseille. Mais c’est surtout dans les marges et les ratures des certificats que l’historienne voyage, traquant les « incidents d’écriture » et initiant une précieuse poétique qui contribue à la mémoire du génocide arménien de 1915.
Anouche Kunth l’écrit d’emblée : son livre est pour l’historienne qu’elle est, auteure d’une thèse remarquée (Exils arméniens, Belin, 2016), un grand saut dans le vide. Elle s’attaque en effet à une « tentative d’épuisement » de sa source, quinze boites des duplicatas de certificats d’identité produits entre 1929 et 1942, « morceau de météores détaché d’un ciel inconnu ». Elle s’assure et se réassure dans cette traversée avec des références nombreuses à l’art, celui des écrivains et des poètes (Perec, Blanchot, Perros, Walser, Appelfeld…), celui des artistes (Klee, Steinberg, Twombly…), faisant de cet « essai » un objet insolite qui ne ressemble ni à une œuvre de Georges Didi-Huberman, souvent cité, ni aux travaux de Nancy Green, la grande historienne des migrations. Ce livre est un essai et c’est ainsi qu’il faut le lire : il ne rend pas seulement compte « des percées d’intelligibilités, advenues du croisement des archives » – ce qui est une définition du livre d’histoire –, il est « une ascèse de l’archive, pour tout dire ».
L’auteure se retrouve donc face à une masse considérable de documents normés, contenant peu d’information et qui appelaient méthodologiquement un traitement statistique, l’établissement d’une base de données afin de croiser, de recouper les informations : les noms, les lieux de naissance, de vie… Anouche Kunth a choisi une méthode plus risquée, « moins académique » comme elle aime à le souligner : il s’agit de relever toutes les anomalies (à commencer par les points de suspension ou d’interrogation que l’éditeur a choisi de faire figurer en couverture), d’explorer « le territoire du crayon » pour repérer comment le génocide, sa mémoire, « se manifeste ». « L’oblicité est orientation, méthode », écrit-elle. Le projet est ambitieux et non sans risque : « Au nombre des maladresses à éviter, l’excès de glose, qui cherche à renflouer les insuffisances de la source par d’abondants commentaires : l’étincelle devient alors prétexte à composer un feu d’artifice. » Il y a peut-être une autre raison à cette méfiance, et l’historienne le revendique : les silences font « imaginer ». C’est donc à petits pas, par un piétinement inquiet, dans une œuvre de patience qui devient psalmodie, que l’historienne avance dans l’histoire de ces vies oubliées.
Si Anouche Kunth a opté pour cette approche sensible, initiée par Alain Corbin, dont elle est une des adeptes – co-animant avec son éditrice Clémentine Vidal-Naquet, les historiens Quentin Deluermoz et Hervé Mazurel la revue Sensibilités (aux éditions Anamosa) –, c’est aussi que ces archives sont celles du pouvoir, des documents qui font la loi, qui déterminent le destin des femmes et des hommes. Et si elle préfère l’imagination au commentaire, la raison en est peut-être la même : Anouche Kunth ne veut pas rejouer la scène du sujet fragilisé et en demande face au fonctionnaire.
L’auteure sait les pouvoirs de l’écriture. Cette force de l’écrit administratif est d’abord ce qu’elle peut analyser, comme d’autres l’ont fait – pensons aux travaux de Béatrice Fraenkel sur la signature et à une anthropologie de l’écriture (qu’Anouche Kunth ne cite pas). Elle mobilise Foucault et sa « vie des hommes infâmes », leurs brefs signalements, fruit de l’appareil policier sans lequel nous n’aurions aucune trace d’eux. Car il est question de vies surtout dans ce livre. Si l’œil de l’historienne scrute avec une telle intensité les détails, les « événements d’écriture » pour citer Béatrice Fraenkel, c’est qu’elle peut y lire non seulement des lieux de passage (Alep, Paris, Le Raincy, Marseille, New York) mais surtout d’autres acteurs, des parents, des enfants… Michelet affleure souvent dans le texte : Anouche Kunth croit à la résurrection des morts par les archives. Et elle parvient à nous y faire croire, par son écriture « de résistance », par son style tout en retenue, presque précieux tant il avance à petits pas.
La « méthode » – s’agit-il d’une méthode ? est-elle reproductible ? rien n’est moins sûr – est fructueuse. On savait, grâce aux historien.ne.s de l’identification (à commencer par Pierre Piazza) qu’à partir de 1922 la Société des Nations avait conçu un dispositif pour donner un statut aux dénaturalisés de l’ancien Empire tsariste, « une pièce d’identité délivrée sous l’autorité de la SDN », « un certificat d’identité et de voyage », le passeport Nansen. On savait qu’à partir de 1924 les Arméniens exclus de Turquie en bénéficiaient. Mais l’apport majeur du livre n’est pas tant dans cette première partie, dans cette « ascèse », que dans ce qui est ensuite donné à lire. Au moyen de petits chapitres toujours, dans la seconde partie, on se souvient de l’analyse des portraits d’identité photographique, des habits trop grands, des visages figés, on se souvient de l’étude d’une parenthèse, de quelques pattes de mouche, pour rejoindre des êtres en mouvement, qui font monde. L’historienne, avec ces détails, ces minuscules points, donne soudain une vue d’ensemble, certes fragile, mais collective. Elle a arrêté son regard sur Marseille, lieu essentiel parce qu’il s’agit d’un port qui constitue tantôt le refuge où l’on arrive, tantôt un point de départ vers l’autre côté du monde. Ce regard sensible fabrique une cartographie inédite, par de petits fragments de papiers découpés, plus ou moins striés et posés (et non collés) : un archipel des exilés arméniens à Marseille, juste avant la Seconde Guerre mondiale. L’objet ne manquera pas d’intriguer et de susciter, on l’espère, discussion. Car c’est bien l’ambition d’Anouche Kunth que de faire naître, dans le mouvement de cette collection, un goût renouvelé de l’archive.