Depuis 2015, l’Ogre édite des livres constituant des expériences de lecture singulières. Avec plus d’une cinquantaine d’ouvrages parus en moins de dix ans, une collection de poches qui s’inaugure en cette rentrée, cette maison d’édition a su affirmer son approche singulière du métier d’éditeur, de la littérature contemporaine et de la situation des textes dans notre monde. Benoit Laureau, co-fondateur de l’Ogre avec Aurélien Blanchard, nous délivre en longueur sa conception de ce travail de l’ombre. Dernier épisode en date de notre série d’entretiens consacrée à ce métier à nul autre pareil.
Lorsque Des îles de Marie Cosnay a paru, il a désarçonné notre comité de rédaction. Était-ce un journal de travail, un récit, une enquête sur les exilés ? Cette situation trouble nous a paru correspondre assez bien à votre travail d’éditeur.
S’agissant du cas précis de Marie Cosnay, il y avait l’idée de trouver un espace entre d’un côté l’écriture universitaire d’un carnet d’anthropologue et de l’autre l’écriture non fictionnelle d’une enquêtrice qui resterait à distance dans sa narration. L’objectif était de trouver une écriture que je qualifierais d’agissante, geste où en même temps on fait, on accueille, on aide, on réfléchit, ou on traduit du latin comme dans le cas de Marie…
Plus qu’un trouble, cela implique une forme qui colle au réel, qui nous fait perdre un peu de hauteur, nous ramène au niveau du sol, pour rendre compte de la difficulté de ces recherches et de l’enquête : il y a des moments d’accélération, de dénouements, de mystère… Je trouve intéressant de ne pas travestir cela, mais au contraire d’essayer de le structurer, de l’éclaircir et d’accompagner le lecteur au bon moment. Je ne sais pas si ça correspond au travail d’éditeur, mais c’est en effet assez proche de ce que je recherche en travaillant un texte.
Vous évoquez la place du lecteur en insistant sur le fait qu’elle ne se cantonne pas à la passivité face au texte…
Oui, j’aime quand un livre place le lecteur dans un rôle actif. Je pense spontanément à Tu as vu le visage de Dieu de Gabriela Cabezón Cámara, un texte de fiction partant d’un fait divers en Argentine – des filles enlevées par un réseau de prostitution et disparues –, réécrit à travers le conte de La Belle au bois dormant. Gabriela s’est posé la question du pronom : est-ce le je, le tu, le il ? Dans quelle position mettait-elle le lecteur par rapport à une situation terrible, celle de l’enlèvement d’une femme et de viols à répétition ? Le tu est apparu comme une adresse de l’esprit de cette femme à son propre corps ; comme si, dans cette horreur qu’elle vit, elle se séparait en deux personnes.
Ce tu permet une lecture immersive par le biais d’une convocation dont on ne peut s’échapper… Tu es dedans ! En même temps, en tant qu’autrice, cela lui permettait de ne pas avoir à endosser une position de victime ou de témoin qui resterait à distance. Et je trouve cela très important, lorsqu’on veut travailler la violence contemporaine – un des thèmes forts du catalogue de l’Ogre –, de se méfier de la mise à distance, qu’elle soit scientifique, esthétique ou littéraire. Car derrière elle se cachent deux effets : d’abord, la mise à distance narrative coince le lecteur dans une position ambiguë de témoin externe ; puis elle accompagne une possible esthétisation ou romantisation d’attirance pour la noirceur et la violence qu’il me semble important de questionner par une expérience de lecture différente, immersive.
On retrouve une thématique très proche dans le livre que vous publiez de Sergio González Rodriguez, Des os dans le désert, qui évoque les féminicides de Ciudad Juarez au Mexique.
Oui, je me suis beaucoup posé cette question à propos de ce livre, comme c’est un texte très littéraire, que l’on peut presque lire comme un polar. Sauf qu’il s’agit d’une enquête de dix ans sur des féminicides. Pourtant, dans nos argumentaires à la presse, aux libraires, cette dimension « polar » revenait souvent. Qu’est-ce que cela dit de nous ? De notre habituation à ces récits et images de meurtres, de tueries de masse, qui ont envahi notre imaginaire ? En tant qu’éditeur, je trouve que c’est un sujet de réflexion nécessaire.
Sergio González Rodriguez est un auteur que j’ai découvert au Passage du Nord-Ouest, avant de créer l’Ogre. Il se trouve que cette maison d’édition disparaît quand nous commençons. À l’époque, j’avais pensé proposer à Pierre-Olivier Sanchez de diriger une collection de littérature étrangère à l’Ogre. Cela ne s’est pas fait pour plein de raisons, mais j’ai décidé rapidement que je voulais continuer le travail de Pierre-Olivier sur cet auteur. Il se trouve que Sergio est mort en 2017, et nous n’avons pu obtenir les droits qu’en janvier. Bien qu’il s’agisse d’un texte de non-fiction, cette lecture et les questions qu’elle pose irriguent le catalogue de l’Ogre depuis le début. C’est un paradoxe étrange.
Mathieu Potte-Bonneville affirmait à propos de Marie Cosnay que l’auteur-aventurier était presque de trop dans le champ éditorial contemporain, et qu’il y avait une difficulté des maisons d’édition à éditer ces textes d’auteurs sur le terrain. Cette difficulté se ressent aussi à la lecture de certains livres, qui demande un effort important. Comment avez-vous abordé ces textes au moment de leur édition ?
Il semble en effet y avoir un champ à explorer ! Car derrière l’écriture de terrain se pose la question de la position et de la légitimité d’une certaine manière de l’auteurice. La fiction, la non-fiction et l’essai ont chacun leur contrat de lecture propre. Mais qu’un récit de terrain s’empare des outils de la fiction, et c’est un tout nouveau contrat de lecture qu’il s’agit de construire.
Je trouve très important lorsqu’on veut travailler la violence contemporaine de se méfier de la mise à distance. […] Il me semble important de questionner ses effets par une expérience de lecture différente, immersive.
En ce qui concerne Marie, il s’agit d’une histoire tellement singulière, tellement unique, que je ne sais pas si je pourrais reproduire cela avec un.e autre auteurice… Nous rencontrons Marie avec Aurélien Blanchard, cofondateur de l’Ogre, à l’occasion de Cordelia la guerre. C’est une claque : je ne pensais pas qu’on pouvait écrire des romans comme ça. Ce que vous ressentez comme une difficulté de lecture, je l’ai ressenti aussi, mais comme une différence et surtout une promesse. C’est une écriture fluide et vivante. Cela peut sembler étrange mais les livres de Marie je les saisis souvent lorsque je les maquette, il y a toujours un moment assez magique où la mise en page du livre permet au rythme des phrases de trouver toute sa puissance.
Il faut avoir conscience qu’il y a un cheminement qui mène jusqu’à Des îles : il y a une très grande œuvre qui, pour l’Ogre, commence avec Cordelia la guerre, un travail de fiction, puis il y a la traduction des Métamorphoses d’Ovide, puis ce travail documentaire – qui avait déjà commencé avant, aux éditions Chêne, chez Quidam… Marie Cosnay reprend ce travail avec l’idée de l’exil en tête car depuis sa frontière, à Bayonne, elle vient en aide et accompagne des exilé.e.s depuis de nombreuses années. Nous discutons ensemble : ne pourrait-on pas créer une forme ? J’ai toujours été fasciné par les œuvres orales, notamment les livres de Studs Terkel, que j’ai découvert aux éditions Amsterdam… Et le projet Des îles me touchait car, au-delà de son importance politique, il se rapprochait de cette idée d’une histoire orale de l’exil européen, au présent – un peu à la Alexievitch, mais en inventant une autre forme qui pourrait saisir ce qui se passe en Europe aujourd’hui. Derrière cette trilogie – une forme longue, qui prend son temps –, il y a le désir de créer un espace éditorial dédié à ces écritures de terrain. C’est aussi, je crois, à partir Des îles que Marie a créé un espace éditorial inédit, la collection « Ces récits qui viennent » aux éditions Dacres, consacrée aux récits d’exilé.es .
Mathieu Potte-Bonneville évoque justement la difficulté des éditeurs à éditer des textes d’exilés.
C’est une question complexe. Aujourd’hui, il serait difficile pour l’Ogre de publier une fiction d’exil qui aurait pour ambition de donner la parole à ceux qui n’en ont pas. Et plutôt que d’interroger la possibilité de prise de parole des exilés, je me demande s’il ne faudrait pas surtout se poser la question de notre capacité à l’écouter. Parce qu’en réalité les exilés ont la parole mais je ne vois pas où cette parole s’exprime en littérature, alors même que certains ont le désir d’écrire. C’est donc à nous de créer les espaces éditoriaux pour les accueillir. Cela dit, je n’ai pas accueilli la collection « Ces récits qui viennent », même si nous en avons beaucoup discuté avec Marie. Il y a plusieurs raisons à cela. D’une part, bien que j’en eusse le désir, j’avais le sentiment de ne pas en être capable. L’Ogre est dans une telle difficulté qu’accueillir une collection comme celle-là alors qu’on cherche à construire la cohérence et la lisibilité du catalogue, cela m’a semblé une trop grosse mise en danger. Et surtout, bien qu’elle ait un projet et une base politique très forte, l’Ogre n’est pas une maison d’édition militante. Ces textes ne rentrent pas dans la ligne éditoriale, donc derrière leur publication il y aurait un double mensonge, le premier étant : « je peux défendre commercialement ces textes », et le deuxième : « je fais un acte militant ».
On comprend que vous savez vendre Marie Cosnay, qui pourtant est, comme vous le dites, politique et militante. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
Je ne sais pas si je sais vendre les livres de Marie, mais il y a une telle cohérence entre tous ses textes, qu’il s’agisse d’une fiction, d’une traduction ou d’un récit, une telle proximité politique et littéraire, que je me sens capable de le faire. Et concrètement, à notre niveau, chaque libraire, chaque lecteur, chaque lectrice se conquiert un par un.
Vous décrivez un désir d’ancrer vos livres dans le monde, y compris sur le plan formel : intégrer dans les textes les nouvelles technologies, les téléphones, la culture numérique… Ce sont des choses qu’on peut voir par exemple dans Rivage au rapport, de Quentin Leclerc.
Dans Rivage au rapport, Quentin Leclerc fait quelque chose d’absolument exceptionnel. Tout son texte repose sur la culture populaire contemporaine mainstream des années 1990 à 2010. C’est un dénominateur culturel qui paraît largement partagé, pourtant il concerne surtout une génération donnée et pose une question assez passionnante : comment créer une langue qui parle à tous, tout en partant de référents culturels très « geek » ? Je veux dire, je n’ai aucune culture du jeu vidéo ou des mangas par exemple et pourtant ça me touche. Toutes ces images, ces lieux, ces personnages, qui semblent directement tirés des jeux vidéo, des séries, des mangas, résonnent en fait avec plein d’autres références tirées, elles, du cinéma, de la littérature ou même de la peinture… La langue permet d’endosser cela, de faire jaillir une image, ou même l’intention d’un personnage en se reposant sur ces références présentes en chacun de nous. J’ajouterai même que cette porosité se retrouve aussi dans la manière dont le roman peut être influencé par des modes de narration issus de cette culture mainstream. J’y vois quelque chose de contemporain, un peu nouveau et immersif d’ailleurs, qui fait que la fiction n’est plus tout à fait celle d’il y a seulement quarante ans. Quand on arrive à développer cette langue-là, on n’a plus besoin de mettre des émojis, ou d’utiliser un langage texto avec ses contractions… Les « trucs » formels deviennent moins nécessaires.
Cette question de la langue traverse en effet tout votre catalogue. Comment fait-on au quotidien pour travailler cette question tout en respectant les paroles singulières de chaque texte ?
Heureusement, tout le monde n’a pas la même langue ! Mais si je me concentre sur le français, en comparant le travail éditorial des langues de Marie Cosnay, Fabien Clouette, Quentin Leclerc, Adrien Girault ou Lucie Taïeb, auteurs avec qui j’ai travaillé plusieurs livres, on voit émerger des tendances fortes. Le travail des textes se fait dans un dialogue constant – j’imagine comme dans toute maison d’édition. Pour certains, il y a une telle plasticité narrative apparente que l’on doit se méfier des corrections trop rapides alors que pour d’autres l’équilibre est beaucoup plus délicat et impose de revenir longuement sur chaque phrase. Certains textes ont leur langue dès le premier manuscrit alors que d’autres demandent un certain travail pour qu’elle trouve sa place et son rythme. De même, certain.e.s auteurices recherchent leur langue dans le travail éditorial quand d’autres s’en servent pour l’affiner.
Il n’y a pas de règle, même s’il y a quelque chose qui m’aide personnellement. Je suis dyslexique, dysorthographique, dysgraphique : mon rapport à l’écrit est particulier puisque je ne suis jamais sûr de ce que je lis ou écris. Paradoxalement, cela me met dans une position assez favorable pour le travail du texte parce qu’à la fois je n’ai rien à défendre et que surtout cela me pousse à remettre constamment ma lecture en question. Cela permet probablement une plus grande plasticité et simplifie le passage d’une langue à une autre. D’ailleurs, il faudrait s’entendre sur ce qu’est le travail éditorial d’un texte. D’abord, j’aime la poésie, l’accident, la fragilité, la grammaire un peu tordue, mais surtout pour moi la base du travail éditorial, ce n’est pas de gommer ces aspérités mais de s’effacer en tant que lecteur « normatif ». S’effacer permet de comprendre l’intention de l’auteurice, quel effet veux-tu produire ? quel sens veux-tu donner ?, de se fondre dans sa langue pour l’amener le plus loin possible. Et là, peut-être que ce qui a souvent été un handicap devient une force qui me permet de m’immerger un peu plus dans ces langues-là, en ayant leur voix dans ma tête au moment de la lecture.
Cela induit un rapport particulier au métier d’éditeur, mais de toute façon je ne peux publier que ce qui provoque ce genre de désir chez moi.
Le catalogue de l’Ogre a plus de cinquante titres référencés. Au-delà du travail sur chaque texte en particulier, vous évoquez aussi le travail d’une communauté de livres et d’auteurs. Comment abordez-vous cette idée du commun que construit un catalogue ?
Je déteste faire deux fois la même chose. Si on est un éditeur qui publie plusieurs dizaines de livres par an, on peut se répéter, mais moi je ne peux pas. Cela m’a amené à refuser des textes magnifiques, ce qui n’est pas agréable. Et cela implique une contrainte, celle de construire un catalogue avec des livres qui ne se ressemblent pas, de trouver une identité qui ne repose pas sur un genre littéraire, une thématique ou un style littéraire. Avec le temps, je me suis rendu compte que les choses fonctionnaient de manière un peu rhizomatique. Chaque texte m’ouvre à d’autres textes, d’autres champs. L’enjeu étant tout de même de ne pas s’éparpiller et de faire en sorte que tout se rejoigne et se recroise à d’autres endroits. Aujourd’hui, je me rends mieux compte de ces lignes de force – une écriture de la violence contemporaine, l’immersion, mais aussi une dimension ludique, une forme de bizarro-fiction. Le retour sur nos livres qui revient le plus et qui me rend très heureux c’est l’expérience : les lectures de nos livres sont des expériences de lecture. C’est peut-être ça le commun, plus qu’une ligne éditoriale au sens le plus classique du terme.
Combien recevez-vous de textes ?
Entre trois et cinq par jour.
Comment faire face à ce nombre important de textes ?
Il y a deux questions : comment lire les textes, et comment répondre aux auteurs qui les envoient. Pour la première, je lis les textes en général dans l’heure où je les reçois. Comme je suis complétement hyperactif, ce sont des respirations salutaires quand je n’arrive plus à me concentrer. J’étudie ces manuscrits, j’y retourne quelque fois, et décide assez rapidement si je les choisis ou non – je ne suis juge en aucun cas de la qualité d’un texte. Un texte que je refuse n’est pas un mauvais texte, c’est un texte que je ne saurais pas défendre au moment où je le reçois. Et puis à l’Ogre l’équation est simple, je reçois entre mille et mille cinq cents textes par an et, en général, je vais en choisir un ou deux.
En fait, le texte s’impose à nous. J’entendais un éditeur dire que, s’il lisait plus de trente pages d’un manuscrit, c’est qu’il allait le publier. Chez moi, si le texte me hante les heures et les jours qui suivent, c’est qu’il m’appelle en quelque sorte. En tout cas, la plupart des premiers romans que j’ai publiés m’ont fait ce genre d’effet et ce qui peut paraître surprenant c’est que chacun d’entre eux me hante depuis la première lecture jusqu’à aujourd’hui encore.
Mais on apprend très vite qu’il y a aussi des moments pour saisir un texte… Je suis passé à côté de beaucoup de très bons textes. On aimerait être tous les jours le même lecteur attentif et sensible, mais c’est impossible et presque incompatible avec le quotidien d’une maison indépendante.
Et concernant la réponse aux auteurs et autrices qui m’envoient leurs manuscrits, j’aimerais beaucoup dire que je réponds à quasiment tout le monde de manière personnalisée, mais en fait je ne réponds à quasiment personne. Je n’y arrive tout simplement pas, il faudrait presque un travail à plein temps pour le faire sérieusement. Ou alors on utilise des réponses automatiques…
Ou alors recruter des stagiaires, comme c’est de plus en plus courant dans les entreprises dites culturelles.
Et bien non, parce qu’il faut former les stagiaires à des choses vraiment plus intéressantes qu’à répondre à des mails qui ne leur sont pas adressés ! À la fois pour l’auteur et pour le stagiaire, celui qui répond, qui rédige la réponse, devrait être celui qui refuse ou qui accepte le texte. Je prends très peu de stagiaires pour une raison simple : déléguer un travail considéré comme subalterne ne m’intéresse pas. Je ne veux pas prendre quelqu’un pour faire un travail que je n’aurais pas le temps de faire. Si quelqu’un travaille avec moi, c’est pour travailler avec moi, ensemble. Bien sûr, dans un premier temps, je forme cette personne, mais pour qu’ensuite ce soit une collaboration. Peu importe que ce soit un stage, un apprentissage, un salariat… Sinon, je n’y arriverais pas.
Vous avez dernièrement créé une collection de livres de poche, « Sirènes ». Pourtant, dès le commencement de l’Ogre, vous évoquiez avec Aurélien Blanchard le choix d’un format de livres transportables, simples d’accès. D’où est venue la nécessité d’un format poche alors que vos livres étaient déjà proches de ce format ?
« Sirènes » est une collection destinée à rendre certains textes plus accessibles, au sens économique : ils sont moins chers à produire et à acheter. L’idée est d’embarquer le lecteur dans une collection beaucoup plus lisible, non pas texte à texte, mais comme ensemble.
Par ailleurs, je trouve en tant qu’éditeur que le poids du fonds est terrible. Je ne parle pas des invendus, même si c’est une question très importante – on essaie de limiter le pilon, et on stocke à la cave en espérant à chaque salon qu’on va tout écouler, parce que très vite le livre disparaît des rayons des librairies. Si un livre n’est pas resté sur table plusieurs mois, il est très peu probable qu’il intègre le fonds par la suite. « Sirènes », c’est aussi ça, faire vivre le fonds et donner une seconde vie à des textes qui, pour de nombreuses raisons, n’ont pas encore rencontré leur public.
Je crois à ces changements de format, même si tous les textes n’ont pas vocation à être publiés en « Sirènes ». Pour moi, « Sirènes » est plus un espace éditorial hybride, qui comprendra aussi bien des rééditions que des réécritures ou des inédits. C’est pour cela que je parle moins de collection de poche, qui évoque plus un cycle du livre et une certaine automaticité. Tous les Ogres ne sont pas destinés à devenir Sirènes. Je continuerai à vendre des droits poche à des éditeurs de poche, pour que « Sirènes » soit vraiment un espace éditorial libre et autonome.
Vous évoquez une durée de vie des livres particulièrement courte. Ce constat revient de plus en plus souvent lorsque les éditeurs évoquent leurs difficultés. Comment faites-vous face à cette question à l’Ogre ?
La durée de vie des livres en librairie serait de trois mois, du moins c’est ce que disent la plupart des éditeurs indépendants que je connais. C’est très difficile à évaluer pour moi, car je n’ai pas une surface de distribution énorme qui me permettrait de généraliser. Je remarque en tout cas que beaucoup de libraires gardent les livres six mois, voire un an, avant de les retourner. Surtout, il faut bien avoir conscience que la durée de vie du livre est directement corrélée à la production actuelle et à la nécessité de faire de la place sur les tables des librairies pour accueillir les nouveautés. Un livre qui reste sur table c’est un livre qui résiste à la nouveauté, un livre qu’un libraire a choisi de défendre. Le meilleur moyen d’allonger la vie d’un livre reste donc de le faire lire.
Comment êtes-vous diffusés ?
La question de la diffusion-distribution est tout à fait cruciale. Depuis le début de l’Ogre, nous sommes diffusés par Harmonia Mundi, le plus gros des diffuseurs indépendants et qui est parfaitement adapté à notre catalogue littéraire. Pour des « petits » éditeurs comme l’Ogre, c’est une chance et une charge à la fois. Pour le dire rapidement, plus de la moitié de notre chiffre d’affaires part chez le diffuseur distributeur, qui lui-même en reverse une partie au libraire. Certains mois, alors même que nous avons vendu quelques centaines de livres, ce chiffre d’affaires est largement rogné par les « frais » de la diffusion-distribution. D’autant que nous sommes également des victimes collatérales des bouleversements d’ampleur liés à la concentration que connaît la diffusion-distribution depuis quelques années. Les diffuseurs indépendants accueillent de plus en plus de maisons d’édition, et globalement depuis le covid la tendance est à la bestsellerisation. Mais j’estime que non seulement elle reste un maillon essentiel de la chaîne du livre mais qu’en plus nous sommes probablement au meilleur endroit du point de vue de la diffusion, les équipes de représentants d’Harmonia sont des relais précieux : parce qu’ils connaissent le catalogue et savent comment le défendre, ils nous accompagnent dans le développement de l’Ogre. Je suis convaincu que les Métamorphoses d’Ovide, par exemple, n’auraient pas pu être autant diffusées et connues sans Harmonia Mundi. C’est pareil pour Gabriela Cabezón Camara ou Lucie Taïeb, je pense qu’elles n’auraient même pas figuré sur les listes des prix Wepler ou Médicis sans cette diffusion nationale.
Vous participez à toutes les étapes de la création des livres. Comment concevez-vous cette dimension, matérielle, du métier d’éditeur ?
Je fais aussi la maquette, les illustrations de couverture, ce qui fait que j’ai différentes casquettes qui me permettent d’accompagner le livre de différentes manières. La plus grosse part du travail reste commune à tous les éditeurs indépendants : le matin, nous sommes éditeurs ; à l’heure du déjeuner, on est comptables, et l’après-midi on est attachés de presse ou graphistes, sans compter que le reste du temps on a souvent un travail alimentaire ! C’est très excitant et j’adore cette partie du métier. C’est dur, parce qu’il faut de l’énergie – au sens physique – pour rebondir d’un sujet à l’autre. Mais j’ai toujours détesté le travail de… le travail ! Je suis très heureux avec un métier qui n’est pas un travail de bureau, répétitif.
Le premier livre que vous avez publié est un livre de Max Blecher, Aventures dans l’irréalité immédiate...
… Oui ! Maurice [Nadeau, qui a publié initialement ce livre dans une autre traduction]. L’idée, c’est qu’on ne vient pas de nulle part. Au moment de la création de la maison d’édition, il y a deux éditeurs très importants pour moi : Maurice Nadeau et Pierre-Olivier Sanchez. Ce sont deux éditeurs qui m’ont fait découvrir quelque chose de la littérature que je ne connaissais pas et qui ont créé en moi une forme d’impulsion.
J’aime bien la piraterie et la contrebande.
J’ai quitté les éditions Maurice Nadeau au moment de la mort de Maurice, mais j’avais évoqué avec lui la reprise du Blecher quelques mois avant. Maurice avait ce truc incroyable d’accepter à peu près n’importe qui sur la base d’un simple désir. « Tu veux travailler à La Quinzaine ? Vas-y. Tu veux faire un numéro spécial ? Vas-y. » Son idée du métier m’a marqué : une maison d’édition est un espace, au sens physique du terme, dans lequel on accueille des auteurs et autrices plus que des textes, dans lequel ils peuvent évoluer, se mouvoir.
L’Ogre est un espace singulier sur le plan matériel, avec des objets originaux. Comment expliquez-vous cette particularité ?
Ça n’a jamais été aussi facile de fabriquer des livres, ni aussi peu cher. Pour autant, nous n’utilisons qu’une partie des outils qui nous servent à fabriquer des livres parce que tout le monde les fait un peu de la même manière, comme si pour faire des beaux livres il fallait aller voir des imprimeurs spécialisés. Alors que chez les imprimeurs plus conventionnels, il y a des savoir-faire énormes qu’on n’a pas l’habitude de solliciter. Et nous-mêmes, nous n’avons pas l’habitude de les solliciter. Personnellement, j’aime essayer de faire des beaux livres avec presque rien.
Comme dans le cas de Speed Boat, de Fabien Clouette et Quentin Leclerc, manifeste littéraire révolutionnaire qui inclut des jeux avec le plastique transparent ?
Parfaitement ! Je suis sûr qu’on aurait pu faire mieux technologiquement parlant, il a plein de défauts, mais c’est amusant comme objet ! Faire un livre illisible en apparence pour révéler toute la dimension ludique de la lecture. La réalisation, un peu artisanale, fonctionne bien. Si on fait ce livre-là avec un imprimeur qui serait le seul au monde à savoir travailler le PVC de telle façon, on sort un livre très cher, à peu d’exemplaires. Ce n’est pas le but de faire un manifeste révolutionnaire qui coûterait une vingtaine d’euros ! Donc il faut inventer des choses, mettre un peu la main à la pâte.
Comment avez-vous fait ?
Tout est à disposition, en fait. Il faut juste employer les bons mots, présenter le projet d’une manière suffisamment précise pour que l’imprimeur voie comment sa machine peut fonctionner là-dedans. Couper le livre en diagonale alors que les rabats n’ont pas encore été pliés, c’est techniquement très compliqué mais l’imprimeur a toutes les solutions ! Simplement, personne ne les lui demande, et il n’a plus l’habitude de les proposer.
Il y a des éditeurs qui sont géniaux pour ça. Dominique Bordes, avec Monsieur Toussaint Louverture, est un éditeur de génie sur la partie éditoriale mais aussi sur la partie graphique. Les fabrications qu’il propose sont exceptionnelles vu l’échelle à laquelle ses livres sont produits – souvent plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires. Je n’ai pas ces ressources-là, ni financières ni par ma formation. Je dois me reposer sur cette rencontre avec l’imprimeur.
J’ai encore énormément à apprendre sur ces questions. Concrètement, depuis trois ou quatre ans, je ne travaille qu’avec des Pantone. À la différence de la quadrichromie, le mélange des couleurs est fait avant et est passé en une fois sur la couverture. Mais je me rends compte aujourd’hui que je n’utilise le Pantone qu’à une partie de ses capacités ! Tant mieux, peut-être : si on maîtrisait tout dès le début, on ferait de plus beaux objets mais ça n’évoluerait pas. J’aime bien quand ça évolue. Quand je regarde le premier bouquin de l’Ogre et le dernier, il y a quand même une progression.
Cette question presque ludique des objets que vous construisez rejoint votre conception de la littérature. Vous voyez dans cette dimension ludique un trait majeur de la littérature contemporaine. Pourquoi affirmez-vous cette importance du jeu, dans une littérature contemporaine qui est aussi, très souvent, sérieuse ?
Il y a d’abord une concurrence avec d’autres médias très puissants, très attractifs, qui nous engagent dans un rapport au monde plus ludique. La plupart des consommations culturelles qui se font en dehors du livre nous mettent dans une position très différente de celle du lecteur, qui reste assez passive. Comment capter l’attention du lecteur aujourd’hui ? Ce peut être aussi en lui proposant des formes narratives plus ludiques. J’ai le sentiment que l’importance de la littérature populaire repose en partie là-dessus. Le polar, par exemple, avec l’enquête, rend naturellement le lecteur plus engagé, réellement acteur de sa lecture. Je pense que ça pourrait exister plus, sous d’autres formes et dans d’autres genres fictionnels.
Ensuite, il y a une dimension peut-être plus politique. J’aime bien la piraterie et la contrebande. Un sujet qui mérite qu’on le traite avec sérieux peut aussi être abordé de manière un peu différente, de sorte qu’on le lira en étant porté par un autre mouvement, qui conduit à voir autrement. Je crois beaucoup à cette idée de piéger le lecteur, avec son consentement bien sûr, dans une forme de contrat de lecture.
Isadora, d’Amelia Gray, est, par exemple, une histoire de deuil, tragique. La forme que choisit Amelia Gray est fantastique – peut-être parce qu’elle est scénariste de série, et qu’elle a l’habitude de cette écriture-là –, avec des chapitres qui font trois à cinq pages, une scène par chapitre. C’est très beau et très drôle, le livre se tient par une vitalité et une forme d’humour noir très éloignée du deuil, du larmoyant. Et cela donne un élan au texte qui me permet de lire un livre sur cette femme extraordinaire, qui a perdu deux enfants dans un accident horrible, cela confère une dimension sensorielle, quasiment corporelle, à un livre porté par une émotion douloureuse. Mais derrière cet humour, comme chez Lucie Taïeb, on ne se moque pas. Il y a beaucoup de tendresse.
Cette question du rapport ludique à la littérature m’a fait penser à la question de l’enfance, qui semble très présente dans les livres de l’Ogre. Chez Marie Cosnay, Lucie Taïeb dans Les échappées...
Je ne vois pas cela comme une thématique, puisque nous n’avons jamais travaillé consciemment cette question de l’enfance. Il est vrai, en tout cas, qu’il y a une attirance pour cette position de l’enfant. Je parlais tout à l’heure d’un rapport malade, anormal, au réel, il s’agit surtout d’un rapport sensoriel qui, je crois, appartient vraiment à l’enfance. Je vais faire une référence qui me met mal à l’aise, parce qu’elle est considérée comme très intellectuelle, alors que moi je l’ai vécue et reçue de manière très sensorielle. Il se trouve que je me suis retrouvé coincé à l’étranger dans une forme de huis clos qui a duré un peu plus de six mois avec un livre qui m’a beaucoup marqué. Je ne pouvais pas me procurer d’autres livres en français et je l’ai donc lu et relu. L’homme sans qualités de Musil. Il m’en est resté une image assez forte lorsqu’il décrit la position de l’enfant. Pour le dire rapidement, l’acquisition du je signe pour lui un véritable bouleversement dans notre rapport au réel puisqu’il nous singularise, nous isole physiquement du réel. Quand nous disons « je suis heureux », nous ne sommes plus vraiment dans ce bonheur mais déjà à distance en train de nous regarder être heureux. D’une certaine manière, en quittant l’état de l’enfance, on gagne la capacité d’exprimer une émotion mais on perd la possibilité de l’habiter.
Ne pas être sûr de ce qu’on voit, de ce qu’on lit, de ce qu’on ressent, c’est assez salutaire à mes yeux.
Et ce qui me touche le plus souvent, c’est la difficulté d’expression des émotions ou des images, ce qui résiste nous fait quelquefois sortir du sens habituel des mots pour leur donner une expression nouvelle. Je me laisse emporter dans cette résistance, alors que j’ai toujours l’impression qu’un auteur qui voudrait mettre une émotion par l’écriture m’enfermerait un peu dedans.
L’idée d’intellectualisation vous dérange ?
C’est une question très complexe. Jusqu’à ce que je désire être éditeur, mon activité principale était de lire, et je souhaitais avoir un métier de l’ombre. En commençant à travailler dans ce milieu, je m’ouvre à des questions et des domaines incroyables, notamment considérés comme intellectuels. Pourtant, quand on lance l’Ogre en publiant l’œuvre romanesque de Max Blecher et Quelques rides, le premier roman de Fabien Clouette, on comprend que ce sont des livres « durs ». Mais on ne s’en rendait pas compte du tout ! D’ailleurs je me méfie profondément de la soi-disant position intellectuelle de l’éditeur, je la fuis en quelque sorte. Je n’ai pas fait d’études littéraires et mon parcours de lecteur est assez classique, partagé entre une littérature populaire contemporaine, le polar et le classique. On pensait faire une littérature assez proche de ces univers.
Cette réputation était tellement à l’opposé du projet de l’Ogre qu’elle nous a profondément remis en question. Depuis, je m’interroge, je ne veux pas, par les références que je donne ou les propos que je tiens, renvoyer une image trop intellectuelle. Mais je reste lucide, la dyslexie comme l’hyperactivité sont des troubles de l’expression et du langage qui, en même temps qu’ils nous rendent sensibles à des langues un peu différentes, nous empêchent d’une certaine manière d’exprimer simplement ce que l’on ressent. Le projet de l’Ogre n’est pas intellectuel, il est politique parce qu’il est sensoriel. À propos de Marie Cosnay, vous avez dit que c’était une lecture difficile : c’est peut-être le mot que je combats le plus au quotidien. Même si je comprends ce que vous voulez dire, j’ai envie de le déconstruire, surtout s’agissant de la littérature. Bien sûr, il y a des auteurs et des livres infiniment complexes, tout comme il y a une littérature savante. Et bien sûr, je ne vais pas me voiler la face, j’aime quand un livre résiste mais plus parce qu’il m’oblige à lâcher prise, à accepter que je ne comprends plus tout. Et tous les lecteurs ne cherchent pas cette expérience ou ce contrat de lecture. Dire qu’un livre est difficile ou facile, c’est figer sa lecture, alors qu’il n’y a rien de plus mouvant, d’un lecteur à l’autre, d’un moment à l’autre, d’une époque à l’autre. Ce lâcher-prise, je le vois même comme une forme de résistance qui nous libère d’une injonction à la compréhension immédiate du monde. Ne pas être sûr de ce qu’on voit, de ce qu’on lit, de ce qu’on ressent, c’est assez salutaire à mes yeux.
Avez-vous le sentiment d’avoir été mal lu ?
Mal lu, non, bien sûr que non. Je ne sais pas comment j’ai été lu… Et on ne peut pas mal lire : les gens lisent comme ils le font, au moment où ils lisent… Je pense que nous nous sommes mal exprimés, dans un contexte que nous avions mal mesuré. Beaucoup de libraires nous connaissaient, Aurélien en tant qu’éditeur aux éditions Amsterdam et moi comme coursier puisque j’allais les voir pour distribuer La Quinzaine littéraire. Mais ce que nous avions mal mesuré, ce sont certains enjeux liés à la littérature contemporaine. Par exemple, personne n’a eu de problèmes à lire les Métamorphoses d’Ovide traduites par Marie Cosnay. C’est la langue d’Ovide à travers la langue de Marie, la même langue que Cordelia la guerre, que l’on considère comme difficile. Cela montre bien que ce n’est souvent pas la langue qui pose question, mais le désir que l’on a relativement aux textes, qui est souvent généré par la projection que l’on peut se faire d’une langue. Si nous n’arrivons pas à produire ce désir-là, cette projection-là, c’est perdu.
Et c’est probablement là que nous n’avons pas été très malins. Nous ne faisions pas le travail d’accompagnement indispensable, à la fois par manque de connaissances et parce que nous n’avions pas le temps, avec des boulots à côté. Les libraires se retrouvaient juste avec un service de presse, un projet de catalogue et un manifeste de maison d’édition. C’était difficile, vu les types de textes qu’on faisait. Nous n’avons donc pas été mal lus.
Avez-vous l’impression que ce travail d’accompagnement est mieux fait par l’Ogre aujourd’hui ?
Oui, compte tenu de la dimension littéraire du catalogue, nous sommes très soutenus. Par les libraires, ainsi que par la presse. Depuis le début, l’Ogre bénéficie d’un noyau dur de librairies, de journalistes et de médias qui nous soutiennent sur quasiment tous les textes. C’est incroyable ! Il y a aussi les prix, qui s’intéressent à nos publications. Je dirai même que nous bénéficions d’une attention qui est un peu disproportionnée par rapport à notre réalité économique. Je m’estime donc très chanceux, même si ça ne suffit pas encore à faire vivre la maison, c’est plus complexe que cela… Nous avons toujours besoin d’une activité accessoire et de subventions pour payer certaines factures, mais je ne suis pas du tout défaitiste car je sens que ça avance. Le prix Wepler reçu par Lucie Taïeb pour Les échappées, ou encore le succès des livres de Gabriela Cabezon Camara qui ont été merveilleusement défendus par les librairies indépendantes, sans parler du prix Médicis qui avait retenu Les aventures de China Iron dans sa dernière sélection en 2021, sont des étapes importantes qui nous permettent de nous faire connaître auprès des libraires. La collection Sirènes a aussi été créée pour cela. Nous mettons tout en œuvre, avec Julie Lévêque qui a rejoint l’Ogre il y a quelques mois, pour que chaque livre soit l’occasion de découvrir une nouvelle librairie, un nouveau lecteur qui sera touché par notre proposition.