43 ? Le plus souvent, les chiffres qui figurent dans les titres d’ouvrages signalent des dates – 68, pour donner un exemple non innocent –, parfois des distances. Mais ici « 43 », et qui plus est « Les 43 d’Iguala », désigne des disparus. 43 étudiants disparus, comme volatilisés, en un lieu, Iguala, en une nuit, le 26 septembre 2014.
Censément enlevés par la seule police municipale qui les aurait livrés à des narcotrafiquants, jamais réapparus, à l’exception des restes de trois d’entre eux – et quels pauvres restes ! –, ces tout jeunes élèves d’une école normale rurale de l’État de Guerrero au Mexique étaient appelés à enseigner dans les campagnes dont ils venaient. Leur disparition forcée a suscité l’émoi, l’indignation, la révolte morale et citoyenne dans une société mexicaine pourtant terriblement accoutumée aux faits de violence liés au narcotrafic et à ce que l’on a appelé la « narcopolitique ». C’est à l’élucidation de ce crime atroce que s’est voué Sergio González Rodríguez (1950-2017) dans le tout dernier de ses livres. Et voué n’est pas un vain mot.
À son actif, Sergio González Rodríguez avait déjà enquêté, médité et écrit sur la violence contemporaine et sur l’impunité au Mexique dans trois ouvrages de non-fiction qui tiennent de l’enquête journalistique, du reportage, de l’essai politique, anthropologique, culturel, mais aussi du mémorial en hommage aux mortes et aux morts. À l’occasion de la publication des 43 d’Iguala, les éditions de L’Ogre rééditent plus qu’opportunément la version française du plus connu des trois, Des os dans le désert.
Aboutissement d’une décennie d’enquête journalistique sur les meurtres de femmes commis à Ciudad Juárez entre 1993 et 2002, Des os dans le désert propose d’abord un portrait de cette ville frontalière du Chihuaha qui fait face à El Paso au Texas. « La dimension inconnue » et « La carte difficile », titres des deux premiers chapitres, en soulignent le caractère insaisissable. Comment définir pareille zone urbaine où le désert environnant affleure en de curieuses rémanences dans ses terrains vagues, ses quartiers inachevés, ses décharges sauvages et ses zones industrielles ? « La dimension inconnue » – l’expression fait écho à celle de l’expert et détective américain Robert K. Ressler qui, invité par les autorités de Juárez, parlait de « twilight zone » –, explore sa dimension sociale et criminelle. « La carte difficile » fournit des chiffres et des données démographiques, urbanistiques, historiques, économiques. Y est soulignée la singularité de l’espace public de Ciudad Juárez, propriété de grands chefs d’entreprise locaux plutôt que de concessionnaires, selon une logique de « domination territoriale de cette frontière ».
Chaque aspect mérite de brèves et denses synthèses sur la population fixe et la population flottante de la ville ; sur le subséquent anonymat des habitants de la frontière ; sur la tradition de la contrebande et de la prostitution dans l’économie urbaine ; sur la gigantesque ampleur du modèle de production des usines de sous-traitance ; sur la surexploitation de leur main-d’œuvre, en majorité féminine ; sur la paupérisation croissante de certaines catégories sociales et la multiplication de bandes dans des quartiers bien précis ; sur la consommation et la vente au détail de drogue. Comme dans toute bonne chronique criminelle, est amorcé le récit des meurtres de femmes, contée l’arrestation d’un coupable aussi présumé qu’improbable, celle de ses supposés complices. À l’évidence, de criantes contradictions entachent les conclusions des enquêtes officielles. Ville et crime semblent indissociables, voire jumelles. Ville de la modernisation accélérée dans un monde situé au bord du premier monde ; crime dont le secret de Polichinelle ne peut se chiffrer que dans les géométries du réel dans cette ville par trop réelle.
La chronique proprement dite mêle ensuite la narration des faits et des enquêtes à l’élucidation de l’inextricable tissu de complicités qui unit les autorités policières et judiciaires aux responsables politiques, aux chefs d’entreprise et aux narcotrafiquants. Autant de groupes et d’individus aux identités souvent doubles et interchangeables. En un crescendo narratif, qui superpose les progrès de l’enquête à un effet d’agrandissement du portrait de la société locale, apparaît de plus en plus nettement le poids du narcotrafic. Des rituels autour d’assassinats de femmes à la façon de sacrifices propitiatoires sembleraient sceller les alliances entre les criminels et leurs complices pour assurer une singulière omertà frontalière. Avant un épilogue personnel, la chronique s’achève sur une liste chronologique à rebours, égrenée à la façon d’un mémorial des mortes trouvées dans la ville et dans ses environs entre le 23 janvier 1993 et le 23 septembre 2002. Pour chaque victime, identifiée ou non, associée à chaque date de découverte du corps, sont renseignés la cause apparente de la mort, les tortures et les viols subis, recensées les menues affaires personnelles trouvées sur la « scène du crime ». L’effet est d’autant plus poignant que ces données sont énoncées avec une sècheresse exemplaire. Enfin, , en guise d’envoi poétique, d’hommage et d’offrande, un passage de La Croisade des enfants de Marcel Schwob parachève cette liste.
En 2002, à la parution du livre à Barcelone, Roberto Bolaño saluait l’audace de la chronique de González Rodríguez qui « transgresse à la première occasion les règles du journalisme pour s’enfoncer dans le non-roman, dans le témoignage, dans la blessure et même, dans la dernière partie, dans le thrène ». Il soulignait combien avaient concouru à l’écriture de son roman 2666 les informations sur le féminicide frontalier que lui avait fournies l’écrivain mexicain. Bien des données de la chronique de Sergio González Rodríguez, et jusqu’à certains modes d’écriture, jouent, transfigurés, divers rôles dans 2666. Ainsi du principe rythmique du thrène qui, amplifié et tressé avec des traits du roman noir, y crée une poétique de la différence et de la répétition. Sergio González Rodríguez vit donc, en toute justice poétique, une vie fictive comme enquêteur dans « La partie des crimes » de 2666. En retour, il a rendu hommage au travail de réinvention du réel effectué par Bolaño en témoignant de leurs échanges épistolaires autour du féminicide de Ciudad Juárez. Cette féconde et réciproque admiration des deux auteurs reflète leur conjointe exploration des territoires où se côtoient, sans pour autant se confondre, la fiction et la non-fiction en quête de formes qui ne trahissent pas l’horreur des crimes. Tous deux désormais morts, leurs armes vivent dans leurs livres.
Qu’est-ce donc qu’un crime atroce ? On lit l’expression, qui brille par son virtuose ajournement, au début d’Amuleto, l’oratorio poétique qu’a écrit Bolaño à la mémoire des jeunes morts du 68 mexicain. On la retrouve, au pluriel, dans le Rapport Ayotzinapa. VI qu’a établi le Groupe Interdisciplinaire d’Experts Indépendants mandaté par la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme pour enquêter sur le crime d’Iguala. Ayotzinapa, c’est le nom d’un village proche d’Iguala ; c’est aussi, par métonymie, celui que l’on donne à l’École normale rurale du lieu ; c’est encore, depuis le 26 septembre 2014, celui d’un crime. On dit « Ayotzinapa » comme on dit « Tlatelolco » pour désigner le massacre des étudiants, la nuit du 2 octobre 1968, sur la place du même nom. Qu’est-ce qu’un crime atroce ? Sergio González Rodríguez en cerne les contours parmi les « Aveux » qui font le premier chapitre des 43 d’Iguala : « la cruauté extrême qui s’est déchaînée une nuit d’été dans une ville du sud du Mexique ; une cruauté qui, par un entrecroisement pernicieux d’événements, de prédestinations, de hasards et d’intentions, est devenue la parfaite illustration du règne de la perversité sous l’apparence de normalité : là où confluent le pouvoir et le contre-pouvoir de l’ordre global ». Autrement dit – c’est l’un des propos du livre que de le soutenir et de le montrer –, un crime atroce, c’est un crime d’État qui ne dit pas son nom et qui vise l’impunité, c’est un crime où l’État de droit se voit tout autant bafoué que les victimes et que la nation tout entière. Quelques lignes plus loin, Sergio González Rodríguez dresse ce constat : « Nous sommes passés du tribut des sociétés totalitaires et leur barbarie inhérente au risque des sociétés globalisées et l’imminence de leur barbarie. » L’écriture de cette barbarie, dès lors, est impérative et n’a que faire des « belles formes » qui édulcorent et cachent la réalité. Revendiquant sa véhémence, Sergio González Rodríguez va droit au but. D’emblée, il énumère dix thèses sur le massacre d’Iguala après avoir déclaré : « Je dois parler ». Passant du « je » au « nous », il conclut son préambule par un éloquent « Nous devons retrouver la lucidité ». Dont acte.
Bien sûr, le deuxième chapitre du livre rapporte les faits – du moins ce que l’on en distinguait en 2015, tant l’immédiate fabrique d’une version officielle les obscurcissait. Selon cette dernière, les élèves d’Ayotzinapa avaient été interceptés par la police municipale après avoir séquestré deux – en fait, trois – autobus à la gare routière d’Iguala pour compléter une flotte afin de se rendre à la manifestation du 2 octobre à Tlatelolco, dans la capitale, en mémoire des étudiants massacrés en 1968. C’était là une pratique militante courante chez les étudiants. Soupçonnés d’être complices de narcotrafiquants rivaux des Guerreros Unidos que protégeaient le maire d’Iguala, José Luis Abarca, et son épouse, María de los Ángeles Pineda, ils avaient été remis aux criminels qui les avaient exécutés, avaient brûlé leurs corps puis jeté leurs cendres dans le fleuve d’un village voisin. D’eux, il ne restait rien. C’est cette version, confortée par l’enquête conduite par le procureur général de la République, Jesús Murillo Karam, lequel présentait bientôt des résultats sous la grossière dénomination de « version historique », que Sergio González démantèle dans les chapitres suivants. Non pas en menant une contre-enquête mais en prenant de la hauteur, en élargissant le champ de vision, en rassemblant les pièces du puzzle, et surtout, fort de son expérience d’enquêteur et de l’écriture de ses ouvrages précédents, en ne s’en laissant pas conter. Car ce qu’escomptait le gouvernement d’Enrique Peña Nieto, le président d’alors, membre du Parti révolutionnaire institutionnel, c’était que les médias s’interrogent sur les faits à partir de leur seule version officielle.
Sergio González, lui, éclaire le contexte immédiat, sociopolitique et criminel ; il rappelle l’histoire de l’État de Guerrero, marquée par une longue tradition de lutte révolutionnaire et de guérilla réprimée dans le sang ; il analyse le cycle de la violence qui, décennie après décennie, oppose des étudiants et des syndicalistes toujours plus radicalisés aux différents corps de police, aux forces armées, aux paramilitaires ; il fait tomber les masques de respectabilité internationale des plus hautes autorités de l’État ; enfin, il situe le massacre dans la logique des méthodes de la contre-insurrection auxquelles nombre de militaires mexicains sont formés et entraînés aux États-Unis. Parmi ses conclusions, il signale sans ciller la coresponsabilité des gouvernements du Mexique et des États-Unis dans le massacre d’Iguala. Mais tout cela ne serait rien sans l’écriture qui porte cette enquête et ce réquisitoire. Car González Rodríguez se fait à l’occasion voyant, chantre, médium ; il cite Octavio Paz, Juan Rulfo, les paroles rock de Robert Plant ; il vibre à la vibration du musée Guggenheim de Bilbao, qui propage dans la ville les « ondes mnémoniques de la culture et de l’histoire ». Les yeux fermés, assis à son bureau, il voit la nuit d’Iguala : « Les uns courent, d’autres trébuchent dans une flaque, dans la boue épaisse, et tombent à genoux ou s’arrêtent face à une mort imminente. Et dans la bouche de tous, la soif de l’irréversible, au milieu d’une brume grise qui absorbe les supplications et les sanglots et s’unit à l’exhalaison des cadavres verdâtres, aux os opaques, tirés des tombes clandestines. Iguala : cela vient du mot nahuatl « yohualcehuatl », qui signifie « là où la nuit s’apaise » ».
Le livre de González Rodríguez se tient aux côtés des familles des étudiants, qui refusaient l’effroyable version officielle et clament encore : « Ils les ont pris vivants, c’est vivants que nous les voulons ! » En août 2022, la Commission pour l’Accès à la Vérité et à la Justice instituée par le gouvernement mexicain actuel a déclaré que le massacre d’Ayotzinapa était un crime d’État. En 2015, Sergio González Rodríguez, le voyant, le chroniqueur, le savait et l’écrivait. Pour les 43 disparus, pour leurs familles, pour le Mexique, pour nous. Car, il le dit haut et fort, l’ignominie du monde contemporain, c’est partout, c’est ici, c’est maintenant.