Songes de la raison

Il est des œuvres qui muent. Engagées dans un chemin, elles en prennent d’autres, ouvrent des voies, sans se contenter de leurs propres limites. Sarah Chiche en montre un bel exemple avec son nouveau roman, Les alchimies. Venue d’une veine autobiographique, la romancière ne l’abandonne pas totalement, mais la croise avec le roman d’aventures et le burlesque. À une époque où la littérature semble saturée par la réalité sociale, une telle foi dans le romanesque s’avère tout à fait réjouissante.

Sarah Chiche | Les alchimies. Seuil, 240 p., 19,50 €

Avec ses deux romans publiés au Seuil (Les enténébrés en 2019, Saturne en 2020), Sarah Chiche avait déjà entamé un premier virage par rapport à ses deux précédents publiés chez Grasset (L’inachevée en 2008, L’emprise en 2010). Elle y conservait son goût pour les thématiques familiales et introspectives, pour l’enquête psychanalytique – elle est elle-même thérapeute –, les univers gothiques, les littératures allemande et d’Europe centrale. Mais elle se montrait aussi capable d’ancrer son récit dans le temps contemporain et, surtout, de créer des personnages féminins qui ne se résumaient pas, loin de là, à la matière autobiographique.

Cette fois, le roman se veut plus extérieur encore en se fondant dans la vie de Camille Cambon, médecin légiste parisienne et assez rock, dont la narration occupe la première partie, placée sous l’égide des Désastres de la guerre de Goya. Les alchimies ne traite d’aucune guerre, si ce n’est par métaphore et association, pour dire les conflits intérieurs, existentiels, amoureux en particulier ; l’état d’urgence de l’hôpital au moment du covid ; ou encore l’horreur de l’affaire du charnier de la faculté de médecine la même année. En portant le nom de son père, grand médecin et amateur d’art, Camille Cambon porte sur son dos un lourd héritage : de la science, de la quête de réussite sociale et de l’exigence intellectuelle, mais aussi de l’écriture et de la passion, voire de l’obsession pour la création et en particulier pour son incarnation, qui a ici pour nom Goya.

Sarah Chiche, Les alchimies - Goya Les désastres de la guerre
Les désastres de la guerre. Planche n° 7, Francisco de Goya y Lucientes (1813) © CC0/ Musée du Prado


Si Les alchimies lance de nombreux fils en s’inspirant du réel (Sarah Chiche est allée enquêter sur les techniques d’autopsie et le quotidien de l’hôpital) et en jouant au pastiche (Camille Cambon en résurgence littéraire des légistes de série télé), l’intrigue se resserre assez vite sur la quête de l’héroïne, reprenant celle, menée une quarantaine d’années plus tôt, par ses parents disparus : retrouver le crâne dérobé de Goya et derrière lui, qui sait, grâce à l’art des légistes, découvrir le secret du sien. Rejouant la crise nerveuse de l’artiste qui, une fois foudroyé, change de vie et se met à peindre les Peintures noires (on pense aux Maîtres et serviteurs de Pierre Michon), Camille Cambon a elle aussi une illumination qui manque de lui griller le cerveau, déclenchée par un mail d’un mystérieux correspondant. Ce déclencheur – ou plutôt cet allumage, tant le récit se fait intense – de la deuxième partie, placée sous le signe du Songe de la raison, passe le flambeau de la narration à un deuxième personnage féminin, Jeanne, vieille tenancière espagnole de cabaret à Bordeaux. Son récit de reconnaissance déplace le récit vers l’enfance de Camille, ses doutes, ses peines, mais aussi vers la jeunesse de ses parents et leurs secrets.

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En déplaçant de la sorte le genre de son écriture, mais aussi en multipliant les intrigues et les motifs, Sarah Chiche opère donc un franc virage. Virage serré, aussi, car Les alchimies ne va pas où l’on pouvait s’attendre à trouver son autrice : une partie de la critique et des lecteurs qui connaissaient son travail peut s’étonner d’un tel mouvement ; les autres, être désarçonnés par le foisonnement et l’ambition d’un roman qui mêle la crise de l’hôpital à la vie de Goya, l’occultisme à la cataphilie, le Bordeaux de 1820 à celui de 2020, la réflexion sur l’art et sur le moi, croisant les Études philosophiques de Balzac avec L’œuvre au noir de Marguerite Yourcenar, le tout dans une forme – le récit d’aventures – assez rarement élue aujourd’hui, et même dévalorisée au bénéfice de l’auto-fiction, du réalisme social ou du témoignage. Sans doute le passage de la première à la deuxième partie se fait-il abrupt, sans doute aurait-on aimé continuer avec les questionnements de Camille plutôt qu’avec les réponses de Jeanne livrant tout à coup beaucoup de clés ; et sans doute certaines coutures narratives se font-elles trop apparentes. Mais c’est aussi l’un des plaisirs de l’art romanesque que de montrer son jeu, et les défaillances de certains livres ne sont pas sans lien avec leur propre démarche : pour tenir toute cette profusion, pour déployer cette énergie cavalière et cette curiosité insatiable, pour ne pas perdre son fil dans son déplacement permanent, il semble que Sarah Chiche ait dû fondre tous ces éléments dans une seule et même forme, conserver le mystère tout en éclairant les significations de toute cette histoire. Autrement dit, opérer elle-même une alchimie. Les alchimies serait-il alors un livre transitionnel, un passage vers une nouvelle œuvre ? 

Sarah Chiche, Les alchimies - Goya Les désastres de la guerre
Les désastres de la guerre. Planche n° 16, Francisco de Goya y Lucientes (1813) © Musée Occitanie

Car tout au long de ce roman étonnant d’énergie et de fantaisie, le processus de création, de narration, se retourne sans cesse sur lui-même ; et alors la structure simple du texte dissimule des couches souterraines profondes, difficiles d’accès – et il n’est pas anodin que tout le roman soit aussi une affaire de souterrains : si Camille Cambon ouvre littéralement des crânes, elle va ouvrir symboliquement le crâne du père pour voir de quels récits sa vie est faite. Il faut alors rappeler deux moments, car ils interrompent et apaisent la grande cavalcade qu’est Les alchimies. Ce sont deux flashs mémoriels, deux points dans le temps, deux traumas : la mort des parents, évoquée par plusieurs éclats ; et une scène interdite, une apparition dans la nuit, brièvement reconstituée. Le récit les approche mais se refuse à les saisir totalement, comme si leur vérité se plaçait justement en dehors de la machinerie romanesque.

Un peu romanciers eux-mêmes, tous les personnages de Sarah Chiche construisent des histoires pour trouver une vérité, un sens – et se mettent parfois à y croire pour de bon. Ils prennent le risque de la folie, jouent avec leur intelligence, sur une ligne de crête entre le bon sens et la déraison. Toutes et tous sont prêts à brûler dans l’intensité qu’ils mettent à leur recherche, qu’elle s’appelle amour, science, art ou littérature. Qu’il s’agisse de Jeanne, de Camille, de ses parents ou de ses collègues, ces illuminés, dont l’incandescence se dissimule dans les identités officielles de la vie sociale, tranchent tout le temps leur vie dans un sens ou dans un autre, pour atteindre un point sans trop savoir exactement lequel, ni même s’il existe (la raison de l’amour ? de la connaissance ? du génie artistique ? de la raison elle-même ?). C’est dans les à-côtés de leur vie, dans des existences clandestines, qu’ils mènent ces intrigues – un autre sens du mot « alchimie ». Comme les romanciers, ces beaux personnages rassemblent les contraires, font exister ce qui n’existait pas avant eux, fonctionnent par transmutation et par fission : leur alchimie, dont Sarah Chiche parvient à faire ressentir la grandeur et les dangers, c’est celle de la littérature, de l’art, de l’amour, du savoir, des grands moments de l’existence.