René Blum, la tragédie d’un frère

L’histoire de Léon et René Blum aurait pu fournir à Jean-Bertrand Pontalis un chapitre de plus pour son essai Frère du précédent [1]. La figure majuscule de l’aîné a contribué à laisser dans l’ombre son frère cadet, René Blum, né à Paris en 1878, assassiné à Auschwitz en 1942, directeur des Ballets russes de Monte-Carlo, ami de Proust et de Matisse, père et époux, méconnu de l’Histoire. C’est cette vie que s’est attaché à retrouver Aurélien Cressely, jeune auteur né en 1988, dans son premier roman, Par-delà l’oubli, dont il précise qu’il « ne s’agit pas d’une biographie de René Blum mais d’un récit inspiré de sa vie ».

Aurélien Cressely | Par-delà l’oubli. Gallimard, 160 p., 18,50 €

Le tragique destin de René Blum est retracé par le biais de chapitres qui alternent deux temporalités. D’une part, une vie française, intime et intellectuelle, qui finira fracassée par l’Histoire. De l’autre, la marche à la mort, entre le 12 décembre 1941, date de son arrestation à Paris, et le 28 septembre 1942, jour de son arrivée à Auschwitz. 

Quand ces deux temporalités se rejoignent pour former une vie, la trahison n’en apparaît que plus terrible. René et ses frères « avaient été élevés avec le culte de la République », ils « avaient conservé une fidélité immuable à la nation des droits de l’homme et du citoyen ». Ce sont pourtant des policiers français qui ont arrêté René Blum, des militaires français qui l’ont menotté, des bus de la SNCF qui l’ont transporté. 

Aurélien Cressely | Par-delà l’oubli René Blum
Portrait de René Blum, par Édouard Vuillard (1912) © CC0/WikiCommons

Le récit d’Aurélien Cressely permet d’entrevoir, en passant, une certaine avant-garde culturelle du premier XXe siècle. René Blum est un habitué du théâtre des Bouffes du Nord, écrit des critiques d’art pour Gil Blas ou la Revue blanche. Il joue le rôle d’intermédiaire entre Grasset et Marcel Proust pour permettre la publication de Du côté de chez Swann. Au lendemain du premier conflit mondial, dont il revient avec la croix de guerre, il rejoint Monte-Carlo comme directeur artistique de l’Opéra, avant de succéder à Diaghilev à la tête des Ballets russes. Les douleurs familiales de René Blum sont également évoquées, avec son épouse, Josette, avec leur fils, Claude-René, un temps proche de l’Action française.

Le terrible engrenage qui conduit à la déportation et à la mort de René Blum est décrit avec précision. Cœur du récit, les chapitres consacrés à la tragédie sont d’autant plus marquants qu’ils contrastent avec ceux de la vie d’avant, faite d’art et de rencontres, d’amours contrariées et d’espoirs sans cesse recommencés. À l’arrestation de René Blum, le 12 décembre 1941, dans son appartement de l’avenue Bugeaud, à Paris, succède une litanie de lieux qui mènent à la mort : la mairie du seizième arrondissement, l’École militaire, Compiègne, Drancy, Pithiviers, Beaune-la-Rolande, de nouveau Drancy, la gare de marchandises de Bobigny, Auschwitz, en septembre 1942. 

À Compiègne, René Blum croise l’un de ses amis du temps d’avant, le compositeur Marcel Lattès : « au milieu des barbelés et des militaires en armes, les deux hommes discutaient de la vie culturelle parisienne, comme si de rien n’était ». À Drancy, « il avait commencé à apprendre le yiddish » auprès d’autres détenus, lui qui s’était jusqu’alors tenu à distance du judaïsme, qui « avait toujours vu sa religion comme un héritage ». À Auschwitz, très certainement parce qu’il est le frère de Léon, il est spécifiquement attendu à la descente du train et immédiatement mis à mort. 

Aurélien Cressely | Par-delà l’oubli René Blum
René Blum, à gauche, et Serge Lifar, au centre, devant le Royal Opera House à Londres (1938) © CC0/WikiCommons

Le récit paraît finement documenté. Toutefois, seuls deux ouvrages sont mentionnés dans les notes de bas de page, référencés pour des citations : Le camp de la mort lente. Compiègne, 1941-1942 de Jean-Jacques Bernard et l’Histoire du romantisme de Théophile Gautier. Dès lors, c’est le pacte narratif qui interroge. Les éléments du récit, des plus futiles aux plus dramatiques, proviennent-ils de l’imagination de l’auteur ou de sources identifiées ? Si le choix du roman plutôt que de la biographie s’entend, il aurait sans doute été plus judicieux, par souci de clarté, de s’abstenir strictement de toute référence de bas de page dans le récit mais de proposer en revanche une bibliographie détaillée des textes et archives consultés. La sensibilité et la gravité du sujet appellent la plus grande précaution dans le tracé de la frontière entre l’historique et le romanesque qui s’accommode en l’espèce difficilement du flou artistique.  

Ce « récit inspiré » de la vie de René Blum résonne également comme un sombre avertissement pour notre époque : « Les catastrophes frappaient toujours les autres. Elles étaient lues dans les journaux. Elles étaient écoutées à la radio. On s’apitoyait. On s’attristait. Puis on oubliait. Jusqu’à la prochaine douleur », se dit à Compiègne le personnage René Blum, désormais prisonnier de l’Histoire. Il ressemble alors à un malheureux héros de notre temps.  


[1] Jean-Bertrand Pontalis, Frère du précédent, Gallimard, 2006.