À la différence des deux premiers tomes du Pléiade Nietzsche, ce tome III n’est pas intitulé Œuvres mais Ainsi parlait Zarathoustra et autres écrits. De fait, l’ensemble des ouvrages publiés par Nietzsche ou sur ses instructions seront donc disponibles sur papier bible. La mise en relief de cet ouvrage exceptionnel à tout point de vue est conforme à ce que peut être la politique éditoriale d’une collection comme la Pléiade. Elle souligne également le fait que ce long poème bénéficie ainsi d’une nouvelle traduction.
Comme les deux volumes précédents, celui-ci se fonde sur l’édition scientifique de Colli et Montinari, devenue depuis un demi-siècle la référence incontestée des études nietzschéennes. Cette édition a été entièrement traduite dans la série grise mise en place par Gallimard avec cet objet. Elle regroupe trois types de textes assez nettement distincts. Il y a, bien sûr, toutes les œuvres publiées par Nietzsche lui-même ou, s’agissant des quatre livres écrits durant sa dernière année productrice, en 1888, les œuvres dont il avait préparé la publication. Ne posait pas non plus de problèmes majeurs la publication de sa Correspondance, dont la traduction vient de s’achever sous la direction de Jean Lacoste.
Les grosses difficultés commençaient avec le troisième type de textes : que faire de toutes ces notes, ces réflexions, ces ébauches confiées à des carnets divers, sans autre ordre que celui de leur surgissement dans la pensée de Nietzsche. La masse de ces documents est si considérable – comparable à celle de l’ensemble des écrits publiés – qu’il fallait choisir un parti. Pendant longtemps prévalut l’idée que le plus raisonnable était d’effectuer un choix pour publier un ouvrage lisible. Cela posait toutefois un problème auquel chacun pouvait être sensible : que faire des projets abandonnés ou fortement modifiés ? Pendant des mois, Nietzsche prépare un livre qu’il pense intituler La volonté de puissance et puis finalement il en utilise la matière dans deux minces ouvrages, L’antéchrist et Crépuscule des idoles. Quel sens y aurait-il alors à utiliser ses carnets et à fabriquer un objet éditorial qu’on appellerait La volonté de puissance ? Cela ne serait concevable que si l’on publiait la totalité des carnets en cause, faute de quoi l’arbitraire menacerait un tel projet.
Les choses sont encore compliquées par une caractéristique propre à l’écriture nietzschéenne : un usage immodéré de la provocation et même de la violence verbale. Alors que Nietzsche a écrit à maintes reprises sa détestation du pangermanisme et de l’antisémitisme (« Wagner sombrait même dans l’antisémitisme »), il n’est pas difficile de trouver dans ses carnets des formules qui, convenablement agencées et rapprochées de ses propos fort peu démocratiques, donnent de lui l’image d’un pré-nazi. Face à ce péril, la seule solution raisonnable était celle qu’ont mise en œuvre Colli et Montinari : éditer la totalité des carnets, dans l’ordre chronologique de leur rédaction.
L’ensemble est gigantesque et impressionnant ; il constitue une mine d’or pour ceux qui veulent effectuer un travail approfondi sur Nietzsche. Les responsables de l’édition en Pléiade ont adopté un parti conforme à l’esprit de cette collection : nourrir leurs notes explicatives de citations des extraits des carnets qui peuvent éclairer les livres publiés. Ainsi des notes destinées à Lou von Salomé qui éclairent sa notion de l’éternel retour. Leur volume total n’est pas considérable (270 pages pour ce volume) mais paraît un bon équilibre, d’autant que la collection grise n’est pas épuisée et reste aisément accessible.
On peut regretter qu’aient été reprises les traductions de la collection grise, qui n’étaient pas forcément mauvaises mais qui datent pour la plupart d’un bon demi-siècle et peuvent avoir vieilli. Il est vrai qu’elles ont été révisées, au point, parfois, qu’en soit modifié le titre habituel, la Généalogie de la morale devenant Pour la généalogie de la morale, ce qui suscite une fructueuse interrogation : pourquoi pas Pour une ? La formulation de ce regret appelle immédiatement un correctif : la traduction du Zarathoustra est entièrement nouvelle et c’était précisément celle qui requérait le plus une telle nouveauté. Sans doute Maurice de Gandillac était-il plus un professeur d’université spécialisé dans la philosophie de la fin de l’Antiquité et de la Renaissance qu’un écrivain ou un poète. Son travail sur le Pseudo-Denys l’Aréopagite fait encore autorité mais traduire un poète, qui plus est de la fin du XIXe siècle, requiert une autre forme d’esprit qu’une étude érudite. S’agissant d’un texte conçu à l’imitation et en rivalité avec de grands poèmes religieux, on échappe difficilement à une tentation de « faire poétique » qui tombe généralement à plat.
Les choses sont rendues d’autant plus difficiles que l’esthétique poétique dans laquelle Nietzsche se reconnaît nous apparaît franchement démodée, alors même que sa pensée reste vivante. Nous le lisons comme un contemporain de Rimbaud et de Lautréamont et sa poétique a plutôt quelque chose de fin-de-siècle. Un mauvais esprit pourrait évoquer D’Annunzio.
Cette difficulté se conjugue avec une autre, liée à la différence entre les langues allemande et française. On peut juger peu importante la différence d’usage des tirets, beaucoup plus fréquents en allemand qu’en français, une fois que l’on a compris que cette bizarrerie que le lecteur uniquement francophone avait relevée dans le « style de Nietzsche » était juste l’effet d’une traduction collant de trop près aux normes de la ponctuation allemande. Plus délicate est l’habitude d’user largement des diminutifs. On n’a pas une tasse mais une petite tassette. Dans sa traduction des poésies de Nietzsche publiée en 1948, le poète Georges Ribemont-Dessaignes attirait l’attention sur cette difficulté majeure. Il montrait sur un exemple précis quelle impression de mièvrerie donnerait une traduction trop fidèle à ce goût allemand des diminutifs. Une fois que l’on a perçu cette difficulté, on en mesure l’importance pour un texte comme le Zarathoustra que son auteur présente comme fondateur d’une sagesse, poétique et religieux à la manière que l’on peut supposer avoir été celle de l’Avesta. Le traducteur doit trouver la voie étroite entre l’emphase et un prosaïsme qui trahirait encore plus la volonté manifeste du philosophe.
On ne peut que se féliciter que les deux auteurs de cette traduction manifestent leur sensibilité artistique, Marc de Launay en écrivant sur la peinture, Dorian Astor en consacrant beaucoup d’énergie à la dramaturgie d’opéra. Il ne suffit pas de bien maîtriser la langue allemande pour être un bon traducteur de Nietzsche ; il est bienvenu d’avoir aussi un tempérament d’artiste. Et leur travail est convaincant. Le recours au verset n’était certes pas la seule possibilité, et pourtant il est si bien manié qu’il paraît aller de soi pour conférer à cette traduction le ton poétique qui convenait.
On se demande souvent s’il vaut mieux écrire « Ainsi parlait Zarathoustra » ou « Ainsi parla », sachant que la grammaire allemande ne permet pas de trancher. Les traducteurs ont adopté un parti original et satisfaisant : l’imparfait pour le titre du livre, le passé simple pour chaque chapitre récapitulant un discours de Zarathoustra.
Concluons sur une belle réussite, dans « L’autre chanson à danser » à la fin de la troisième partie, quand Zarathoustra s’adresse à « la vie » :
« Et je lui dis quelque chose à l’oreille, en plein dans ses touffes de cheveux emmêlés, blonds et fous.
Tu sais cela, ô Zarathoustra ? Personne ne le sait…
Et nous nous regardions et contemplions la verte prairie sur laquelle passait justement la fraîcheur du soir, et nous pleurions ensemble.
Mais à l’époque, la vie m’était bien plus chère que ne l’avait jamais été toute ma sagesse. »
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