Déambulations poétiques

Les revues de poésie sont très nombreuses. Elles occupent une place centrale au Salon de la revue, à la mesure de leur importance vitale dans le champ de la création de nouvelles langues ou de manières originales de lire. De toutes formes, elles constituent une sorte de communauté de lecteurs idéaux.


Les revues sont, peut-être plus que pour tout autre champ, vitales pour la poésie. Elles constituent des lieux pour y expérimenter, y confronter, y faire se rencontrer des langues, des univers, des esthétiques. On ne les compte pas, dirions-nous avec une once de provocation. Depuis Action poésie jusqu’à Po&sie qui participe pour la deuxième fois au Salon. Elles sont aussi des sortes de refuges – c’est le titre de l’une des revues célèbres accueillies par le cip m –, des laboratoires et des nids en quelque sorte. Elles vont tous azimuts, depuis la forme la plus artisanale ou modeste, la simple plaquette, jusqu’aux très beaux objets. Elles donnent dans le lyrisme ou bien dans le minimalisme, s’accompagnant tantôt d’un commentaire et d’autres fois laissant le texte brut. On y lit des poètes célèbres, comme des inconnus, dans une forme de coterie minuscule et discrète où s’élaborent, peut-être, probablement, les voix importantes de la poésie. 

Elles font à leur mesure, en quelque sorte. Chacune à son aune, avec son timbre, ses formes. C’est cette diversité, cette grande famille impossible et disparate, que l’on découvre au Salon de la revue qui, pour un long week-end, se fait leur havre éphémère. Et cette géographie va de la formidable Rehauts, presque austère, dont seul le titre change de couleur, l’une des plus fortes probablement, où l’on peut découvrir (dans des numéros récents) des textes magistraux d’Amy Clampitt, des traductions frappantes de Rilke, des poème de Marie de Quatrebarbes ou de subtiles notes de lecture de Jacques Lèbre, à la doyenne du Salon, la revue de belles-lettres, qui consacre le dossier de sa nouvelle livraison – les revues ordonnent de beaux hasards – à la même Amy Clampitt, éclairant son travail avec sérieux. On a lu dans la rbl des poètes dont les voix nous hantent pour toujours – Erika Burkart, Seamus Heaney, Alejandra Pizarnik ou wang wen-hsing. Elle fait partie de ces revues sobres et élégantes, attentives aux langues traduites, à la circulation des voix, à la rencontre des formes. 

D’autres revues font s’entrecroiser voix de poètes et analyses, alliant la création au commentaire, la créativité à la réflexion. Ainsi, on pourra se plonger dans les dossiers bien faits de Phoenix ou les numéros remarquables de Po&sie – la plus attentive probablement à ce frottement de la philosophie, de la responsabilité de l’idée avec la liberté et l’ouverture à grand angle vers des voix nouvelles. On pense à son récent numéro sur la traduction, à celui sur Dante ou à son dernier numéro où l’on pourra lire des textes d’Olivier Barbarant, Laure Gauthier, Stéphane Bouquet ou le début d’une série passionnante consacrée à E. E. Cummings, ici sur son voyage en Ukraine en 1931. Y figure aussi un texte de François Rannou qui, avec Pierre-Yves Soucy, anime la revue belge L’Étrangère. Classique parmi les classiques, elle offre à la fois un travail de compilation et de réflexion impressionnant sur des voix. On lira le beau numéro récent consacré à Esther Tellermann ou dans la dernière livraison ce beau poème de Jean Laude : 

Premièrement  la  forme  blanche

s’écrit   dans les noirs  de la page 

isolée tremble               semble-t-il

dans le feu d’un grand ciel absent 

dont l’absence                   s’affirme

ici    réalité              très forte

En regard de ces objets considérables, touffus, labyrinthiques presque, des revues de poésie font le choix de la petitesse, de la brièveté, de l’objet concentré. On pense tout de suite à deux titres particulièrement intéressants et originaux qui proposent un travail typographique et formel qui, dans sa condensation, frappe et éclaire des textes qui y trouvent une sorte d’écrin. K.O.S.H.K.O.N.O .N.G., tout d’abord, revue menée par l’imprimeur typographe Éric Pesty avec Jean Daive (grand homme de revues qui raconte son parcours dans le texte d’ouverture du n° 67 de La Revue des revues), qui, sans sommaire, propose une forme très simple, agrafée, qui pose la question même de la lecture. L’Ours Blanc, ensuite, revue suisse d’une immense qualité qui, publiée en binôme, offre un panorama ahurissant d’une poésie singulière, exigeante, souvent opaque, qui trouve dans ces petit objets brefs et denses une sorte de tremplin. On y lira, comme ça, dans le désordre, des poètes qui ne peuvent s’extraire de l’esprit de ceux qui les lisent – Charles Reznikoff, David Lespiau, Dieter Roth, ou encore Peter McCarey ou Julien Maret… La taille ne fait donc rien à l’affaire, c’est l’adéquation d’un projet avec des écritures qui fait la qualité d’une revue de poésie. 

De ce jeu de proportions, on trouvera un bel exemple dans le numéro spécial de COCKPIT voice recorder qui compile les définitions les plus courtes qu’il est possible de ce qu’est la poésie. Quelques définitions, comme ça, au passage, qui y figurent : 

« Une légère inquiétude dans le langage. » (Pierre Alféri)

« Une allumette qu’on craque en plein soleil. » (Bertrand Scheffer)

« La poésie est intraitable, insaisissable, comme Godzilla. » (Christophe Fiat)

On ne demandera pas de définition à la revue, presque légendaire, reprise il y a quelques années, TXT. On encourage simplement tous les lecteurs à aller jeter un coup d’œil à son dernier numéro, très original, consacré à l’extraordinaire Arno Schmidt (nous signalons en particulier le beau texte de Stéphane Bouquet). À part cela, on y découvrira cette poésie frappante que défendent Christian Prigent et la bande de la revue, Liliane Giraudon, Jacques Demarcq, Denis Roche et aujourd’hui Typhaine Garnier, Bruno Fern et Yoann Thommerel… Autre comparse de ces derniers, Jean-Marie Gleize anime la belle revue Nioques qui, elle aussi – ce doit être dans l’air –, consacre son dernier numéro à un sujet bien différent de ses habitudes en proposant de penser la traduction de la poésie grecque contemporaine, la manière dont on la perçoit (évidemment faussement) et les voix inquiètes qu’on y découvre. 

Toutes ces revues entraînent dans les aventures de lectures communes, défendent des choix, font entendre des voix. Elles prennent des risques, osent le saut d’un autre langage. On s’y frotte, tantôt avec délicatesse, tantôt avec emportement, avec une curiosité inquiète, la seule qui vaille. Comme on peut le lire dans ce poème du poète tibétain Chen Métak traduit dans le 2e numéro de CAFÉ :

J’ai ramassé le cadavre d’un poème et l’abeille 

Entre les pétales d’une petite fleur

Je les ai nettoyés d’une goutte d’eau pure

J’ai écrit le chagrin du chant des petits oiseaux

Je veux te le faire parvenir

À la surface de cette conscience solitaire et silencieuse,

Les couleurs et les mélodies de tout mon printemps

Pourras-tu les comprendre ?