Entretien avec Jean-Baptiste Para : « Europe, la continuation d’une œuvre humaine »

Alors que nous fêtons le centenaire d’Europe, qu’un colloque s’est tenu cette année, nous avons voulu entendre la parole de son actuel directeur, Jean-Baptiste Para, sur la manière dont il conçoit cette revue majeure, son histoire et ce qu’elle apporte aujourd’hui.


Europe est une revue avec une histoire – politique, littéraire, esthétique. On porte cet héritage avec soi. 

Cet héritage ne m’a jamais été un fardeau, peut-être même aura-t-il été aussi léger que le sillage du navire dans le cœur d’un marin. Un si long périple, depuis un siècle, cela suppose beaucoup d’hommes et de femmes d’équipage et une si foisonnante diversité que les traces qui demeurent n’ont rien de monochrome.

Dans pareille aventure, on peut certes discerner des lignes de force, des épisodes saillants, mais aussi des figures qui peuplent nos horizons intérieurs et les constellent de points de repère. Dans mon cas, si je ne devais citer qu’un seul artisan exemplaire de la revue, ce serait probablement Jean Cassou. Je pense souvent à lui, à son éthique inspiratrice.

Il y a maintenant un peu plus de quarante ans que je poursuis ma tâche à Europe. J’ai eu bien des fois à réfléchir à ce que signifiait la notion d’héritage, mon activité me plaçant en quelque sorte comme un maillon ou un relais dans la continuation d’une œuvre humaine. Et il m’est apparu que cet héritage constitué par le passé de la revue n’était pas un lest, mais un arc-boutant de l’avenir.

Est-il possible, encore, de penser de la même manière ou doit-on inventer d’autres manières d’envisager le monde, l’engagement ? 

« Il n’y a pas d’avenir possible là où la mémoire fait défaut », disait Edmond Jabès. Mais la mémoire à laquelle je pense n’est pas celle d’Andromaque tenue captive dans le poignant simulacre d’un monde révolu. C’est plutôt la mémoire selon Énée et le difficile chemin entre la fidélité des affects, l’indéfectible attachement à des valeurs et des principes fondamentaux, et la nécessité d’un renouveau auroral des perceptions et des élans. La grande affaire, c’est peut-être d’arriver à lier le temps au temps. Surtout dans une époque où semble s’étioler le désir inapaisable de l’avenir, l’espérance en la possibilité d’un monde meilleur et différent.

Comment Europe s’inscrit-elle dans le monde d’aujourd’hui ? Qu’a-t-elle à dire, à faire valoir ? 

Il me semble que cette revue a une certaine idée de la fonction que peuvent avoir la littérature, la poésie, la philosophie, le théâtre et les arts dans la société. Mais si la littérature n’est pas sans rapport avec le politique, elle n’est pas pour autant la berline ou la charrette à bras des idées politiques. Ce serait l’assigner à une condition ancillaire. En revanche, on peut considérer que le présent et le devenir de l’humanité sont liés à la place qui est faite à la littérature. En premier lieu, ce qui fait le sens profond de l’existence d’un écrivain, d’un poète ou d’un philosophe est dès à présent entièrement dégagé du système marchand. De même, ce que nous éprouvons au plus profond de nous, dans l’émotion et l’intérêt très vif qui nous saisissent à la lecture d’une œuvre, cela aussi est secrètement porteur d’une anticipation d’un monde meilleur. Sous toutes ses formes et dans ses plus hauts accomplissements, la littérature concerne de près le foyer de l’humain. Elle ne prétend pas, toute seule, nous donner accès à notre propre humanité, mais sans elle cet accès est compromis. La fréquentation des œuvres de l’esprit ne modifie-t-elle pas quelque chose en nous ? Ne change-t-elle rien à notre relation au monde, à autrui et à nous-mêmes ? Enfin, si la relation avec les œuvres de l’esprit nous transforme, si nous nous construisons en permanence à leur contact, dans une nécessaire solitude où se rechargent nos énergies solidaires, nous pouvons être fondés à penser que la société, elle aussi, et quoi qu’on dise, peut être transformée. 

À cet instant, une formule de Mandelstam me revient en mémoire : il parlait des « terres vierges du temps ». Il me semble qu’une revue – et je ne pense pas seulement à Europe –, même si elle vise à saisir le plus vif du présent, s’inscrit simultanément dans un temps long, un temps profond. Non seulement parce qu’elle se donne le temps de la réflexion, de l’élaboration, mais aussi parce qu’elle ne saurait se contenter de « refléter » son époque, puisqu’elle aspire à la créer – même si l’on ne se rend compte que beaucoup plus tard qu’elle a contribué à la créer. 

Par ailleurs, je vois un autre signe intéressant dans la précaire et néanmoins ardente vitalité des revues : dans une époque qui fait mine de mettre l’accent sur l’individu, alors qu’elle ruine si souvent son potentiel créateur, une revue fait toute sa place au collectif, à l’atelier des intelligences où aucune singularité n’est rabotée. Elle donne sa chance à la polyphonie des voix, aux consonances comme aux dissonances. On pourrait employer à son propos la métaphore de l’ikebana, l’art japonais du bouquet : un bouquet n’est pas une froide addition d’unités florales, c’est une composition d’où se dégage un esprit d’ensemble qui est bien davantage que la somme de ses éléments. 

Il y a un équilibre particulier dans la revue entre le dossier consacré à un ou deux auteurs, ou à un thème, et les lectures, le cahier de création. Et vous faites tenir tout ça ensemble. Finalement, quel est le rôle d’une revue comme Europe – transmettre, documenter, défendre, militer… ?

Pour tenter de répondre à cette question, je prendrai l’exemple de la poésie. Comme on le sait, Europe n’est pas exclusivement une revue de poésie, mais elle lui accorde une large place, que ce soit à travers les « Cahiers de création » qui accueillent des inédits de poètes du monde entier, ou à travers une chronique dévolue à la poésie et dont le titulaire est aujourd’hui Olivier Barbarant, ou encore à travers les « Notes de lecture » ou, bien évidemment, à travers les dossiers thématiques consacrés à des poètes d’hier ou d’aujourd’hui. Il apparaît que dans Europe critique et création sont étroitement liées. Mais au fond cela n’est pas d’une originalité folle, c’est la vie même de la poésie qui est faite de cette relation. 

Si nous pouvons consacrer un dossier à Virgile ou à Hopkins aussi bien qu’à Jude Stéfan ou prochainement à Anne-Marie Albiach, c’est qu’en poésie comme en d’autres domaines, en particulier les arts plastiques, les rup­tures et les novations n’abolissent pas les liens, mais en tissent d’autres ou les nouent autrement. Pour une part, la jeunesse ou la sénilité des œuvres du passé dépend de la lecture qu’on en fait. Une œuvre ne trouve pas ses contemporains dans la seule époque de sa création. Lorsque Mandelstam lit François Villon, Dante ou André Chénier, il réduit la distance qui nous sépare d’eux. Pour autant, cette fulgurante proximité n’oblitère en rien leur altérité. Elle pose en termes nouveaux l’équation de la modernité et de la tradition. Proposer des lectures défossilisantes, c’est ce que fait, à sa manière, tout artiste d’envergure. Et c’est ici que peut résonner dans son sens profond la formule paradoxale de Mandelstam : « Hier n’est pas encore venu. » Il y a toujours un demain pour cet hier, le demain de la rencontre. Les poètes ne seront jamais les sentinelles d’un temps étriqué. Ils récusent la tyrannie d’un présent qui ne serait pas coexistence des temps. Les lumières lointaines qui les atteignent ont la même force que celles qu’ils veulent projeter sur l’avenir, remarquait Paul Éluard.

Pour mieux définir l’esprit qui me semble animer Europe à cet égard, je crois ne pouvoir mieux faire que de citer les propos du poète Dominique Fourcade, dans un entretien qu’il accorda naguère à la revue : « Seul l’art du présent donne son sens à l’art du passé. Le passé contient le moderne et c’est à nous de l’y découvrir. La quête du moderne dans le passé est l’une des tâches auxquelles nous devons nous atteler. Rien de ce qui est moderne ne peut avoir de poids ni de nouveauté si l’écrivain ou le peintre ne ramène pas à lui dans un geste brusque l’ensemble du passé. J’ai toujours eu l’impression que la poésie et la peinture, dans leurs expressions majeures, ramenaient à elles tout le passé en un seul pan. […] Il y a comme une verticalisation constante du passé, et lorsque j’écris, j’éprouve le sentiment que quelque chose qui va de Dante à Baudelaire et aux grands poètes du 20e siècle se relève, que tout est là comme une paroi vibrante à laquelle je suis adossé. Mais cette paroi est aussi le mur que je dois franchir en tant qu’écrivain. Ce mur est fait du passé, ou plutôt, c’est un point où le passé et le futur se confondent. En fait, je ne connais que le futur immédiat et un immense passé, très pré­sent : ils ne font finalement qu’un, et dans ce un j’ai à exis­ter en me posant et m’exposant avec le plus grand naturel et sans la moindre protection face à tout ce qui afflue ».

Propos recueillis par Hugo Pradelle