Les cent ans d’Europe

Europe… une revue centenaire. En soi, pareille longévité est déjà remarquable, mais elle se caractérise en outre par une fidélité au principe qui a présidé à sa naissance en février 1923, la combinaison entre la littérature et la politique, l’association intime des deux dans une même démarche en faveur de la paix et l’ouverture aux différentes cultures, aux langues dites « étrangères », aux écrivains inconnus.


La revue Europe est apparue dès sa naissance, en 1923, comme une revue nécessaire, à la fois littéraire et politique, née de l’insatisfaction suscitée par la paix bancale et déséquilibrée du traité de Versailles, mais plus largement par la question des relations entre l’Allemagne et la France et de la difficile réconciliation. Elle naît au moment où les troupes françaises de Poincaré occupent la Ruhr pour obliger l’Allemagne à payer ce qu’elle doit au titre de cet accord qui traite l’Allemagne en vaincue et va préparer les guerres futures.

Mais les circonstances historiques n’expliquent pas tout Comme le souligne Jean-Baptiste Para, son actuel rédacteur en chef,  « une revue, c’est à la fois un espace des singularités, mais aussi un ensemble polyphonique de création et de pensée », et c’est par la multiplicité des collaborations individuelles que se forme l’identité durable de la revue.

Il faut faire retour sur l’impulsion des fondateurs, qui reste présente. Il est bon de rappeler les noms de ces visionnaires du « retour à la paix » : René Arcos, le premier rédacteur en chef, Charles Vildrac, le poète, Luc Durtain, Léon Bazalgette le traducteur, Georges Duhamel qui porte le souvenir de l’abbaye de Créteil – la brève communauté utopique de 1906 – auxquels il faut ajouter « Caliban » (Jean-Guéhenno), rédacteur en chef en 1929, Albert Crémieux pour les éditions Rieder, Pierre Abraham, Jean Cassou (de 1936 à 1939) et Jean-Richard Bloch – qui engage avec Romain Rolland un passionnant dialogue tout au long de ces années.

Ce dernier ne fit pas partie des fondateurs à proprement parler, mais, auréolé du prestige d’« Au-dessus de la mêlée », en 1914 il a joué un rôle décisif dans la création de la revue et l’esprit qui l’anime. Romain Rolland, figure tutélaire de la revue, fut dès les débuts un collaborateur rare, un lecteur exigeant, critique, impatient. Il a veillé notamment par des proclamations à mettre au-devant de la scène la question des rapports avec l’Allemagne, en contestant la manière dont on traitait le peuple « vaincu » en le plongeant dans la misère.

Par une évolution qui illustre les difficultés de l’heure, Rolland a peu à peu limité ses interventions dans la revue à la pensée mystique de l’Inde (« la belle Eurasie »), puis au combat politique de ce pays pour l’indépendance avant de faire du soutien à l’Union soviétique une condition sine qua non de la lutte prioritaire contre le fascisme. Jusqu’à sa mort, en 1944. Une évolution qui fut aussi à sa manière celle d’Europe elle-même.

La revue, pour ce qui la concerne, a dû cesser de paraître à partir de 1939 et pendant toute la guerre, avant de renaître après-guerre en 1946 grâce à Aragon, avec une orientation politique proche du communisme, et comme rédacteurs en chef Pierre Gambarra, et Charles Dobzinski, Jean-Baptiste Para retrouvant à partir de 2015 l’esprit d’engagement progressiste et humaniste, littérature et politique mêlées, des fondateurs.  

La politique est présente, en effet, mais elle n’est jamais la Realpolitik des diplomates ou des cyniques. Ce sont des valeurs qui sont en jeu, celles fraternelles de 1848 dira Jean Cassou, celles de Jean-Richard Bloch au moment de la guerre d’Espagne. Europe… le titre même de la revue vaut engagement, énonce un programme, ne serait-ce que par opposition à la revue rivale, la Nouvelle Revue française. Cette Europe-là est accueillante aux jeunes écrivains (Max Jacob, Jules Supervielle, Robert Desnos… Fabrice Quénéa, commissaire d’une exposition consacrée à la revue, en dresse une première liste), aux romanciers anglo-américains, allemands, autrichiens, russes. Originalité persistante, la poésie, souvent « ironique et réaliste », occupe toujours une place de choix ; et c’est par exemple dans l’esprit même de la revue que Rolland peut faire connaître le « Gorki des Balkans », Panaït Istrati.

La longévité si frappante de la revue, malgré les inévitables difficultés qu’elle a dû surmonter, ne s’inscrit pas dans une temporalité vide, elle s’enrichit à chaque livraison ; mais, dans une sorte de retour aux sources, il est frappant de mesurer l’actualité des propos inspirés de René Arcos dans le premier numéro avec son éditorial en forme de plaidoyer pour une Europe ouverte, intitulé « Patrie européenne »  : « Nous disons aujourd’hui Europe, parce que notre vaste presqu’île entre l’Orient et le Nouveau Monde est le carrefour où se rejoignent les civilisations. Mais c’est à tous les peuples que nous nous adressons. Ce sont les voix autorisées du plus grand nombre possible de pays que nous entendons faire témoigner ici […] dans l’espoir d’aider à dissiper les tragiques malentendus qui divisent actuellement les hommes. Il est urgent que nous apprenions à regarder plus haut que tous les intérêts, les passions, les égoïsmes des individus et des groupements ethniques ».