Rencontre avec les éditions Dynastes  

Pour faire un livre, prenez un texte, du papier, du fil, des ciseaux. Apprenez à massicoter, plier, dessiner, coudre, imprimer. « Faire des livres », les fabriquer, c’est le choix des éditions Dynastes, une jeune maison d’édition, artisanale, créée par Jeanne Borensztajn et Thibaud Maczka Hervier en 2019. Egalement fondateurs de la revue Corrrode nous les avons rencontrés, accompagnés de quelques-uns des auteurs et autrices de la maison, par une chaude après-midi de juin, pour une rencontre à la librairie amie du Monte-en-l’air à Paris.


Propos recueillis par Jeanne Bacharach

Jeanne Bacharach : Thibaud Maczka Hervier, vous avez fondé avec Jeanne Borensztajn la maison d’édition Dynastes, qui fête aujourd’hui ses quatre ans et à laquelle est aussi adossée la revue Corrode. Dynastes est le nom d’un insecte, parmi les plus gros au monde, alors que les livres de la maison sont plutôt petits… 

Thibaud Maczka Hervier : Un dynaste est un scarabée à peu près gros comme un livre. Il met plusieurs mois avant d’arriver à l’âge adulte, un temps de maturation à l’image du travail d’écriture et d’édition que nécessite un livre.

On peut compter une quinzaine de textes publiés, de genres différents : romans, récits, poèmes…

Nous avons d’abord publié des contes, puis des romans : Tout peut faire cendre de Pola Martinez, Liquider l’or de Victor Taranne, Faut-il éteindre les néons d’Anne-Rebecca Willing. Plus récemment, nous avons publié quelques livres hors genres, parfois proches de la poésie : Chronique judiciaire de Séverine Chevalier, L’abîme te regarde aussi d’Arcadio Wang, Les yeux cousus de Mona Malacar, Le joueur d’Emmanuel Régniez ou encore les Notes sur l’art de se vaincre de Guillaume Bunel.

Comment est née la maison ? Émanait-elle d’un désir, d’un besoin, d’une nécessité commune ?

Thibaud Maczka Hervier : Jeanne Borensztajn vient des Beaux-Arts, moi de l’univers des médias. Nous voulions faire quelque chose ensemble, nous écrivions tous les deux, faire des livres a été un choix évident.

Nous avons fait nos premiers livres avec Dynastes, puis nous avons accueilli d’autres auteurs. Jeanne fait notamment les dessins de toutes les couvertures. Nous ne connaissions pas du tout le métier d’éditeur, cela s’est fait petit à petit. 

Nous avions entendu beaucoup d’éditeurs indépendants parler de leurs difficultés économiques, alors nous avons cherché à expérimenter une autre façon de faire, en fabriquant nous-mêmes. Nous utilisons des papiers différents de ceux de l’édition. Nous avons investi dans une machine pour imprimer, puis nous avons appris à plier, massicoter, coudre, relier les cahiers… Il y a eu beaucoup de ratés, nous avons changé plusieurs fois de méthodes, de matériaux. Petit à petit, nous avons pu présenter des livres dans des salons (L’Autre Livre, Salon de la Revue, Marché de la Poésie) et dans quelques librairies indépendantes.

Comment s’organise votre travail au quotidien ? 

Jeanne Borensztajn : Mon parcours artistique et professionnel m’a permis d’apporter les premiers prototypes de livres, ensuite Thibaud a optimisé la fabrication pour produire plus de livres, de qualité constante. 

Les illustrations viennent des dessins que je faisais alors, des vignettes de petit format, à l’encre, proches des illustrations des dictionnaires encyclopédiques. Au début, les livres rencontraient un dessin déjà existant. Plus tard, j’ai pu faire des dessins sur mesure. Pour assurer l’indépendance et l’autonomie de la maison, j’ai aussi le rôle de la gestion, de l’administration et de la comptabilité. Thibaud est plus dans le quotidien de la maison, je garde une vue d’ensemble sur ce que nous faisons.

Lorsque l’on fabrique ses livres à la main on imagine bien que le modèle économique n’est pas celui des grandes maisons d’édition. Comment Dynastes parvient-elle à survivre face aux grands éditeurs mais aussi face aux plus petits, très rarement artisanaux comme vous ? 

Thibaud Maczka Hervier : À Dynastes, il n’y a pas d’appel aux dons, pas de financement participatif, pas d’aides publiques. Nous voulions faire l’expérience de tout faire par nous-mêmes, et au plus bas niveau de rentabilité possible. 

Certains sont dépendants de leurs actionnaires, d’autres de leurs banquiers, avec cette toute petite maison nous sommes en quelque sorte dépendants d’Instagram et de la Poste car, si la fabrication artisanale résout presque tous les problèmes d’argent, elle ne simplifie pas l’accès à la distribution physique des livres. Je crois que l’indépendance dans l’édition est très relative : c’est un métier de relation, alors chacun choisit ses dépendances et ses relations. Même avec une si petite maison, on ne reste pas isolé très longtemps, et même si la communication n’est pas notre point fort, nous avons eu la chance de faire de nombreuses rencontres passionnantes. 

ll faut rester lucide, on ne va probablement pas coudre des livres pendant vingt ans. Jusqu’ici, la maison grandit dans la joie, à son rythme, malgré la fragilité de notre artisanat.

Dans Dynastes, difficile aussi de ne pas entendre le mot « dynastie » où l’on perçoit les notions de souveraineté mais aussi de famille. Reprendriez-vous à votre compte cette idée de famille ? Qu’est-ce qui rassemble selon vous tous les auteurs, autrices publié-es ? Quelle serait la ligne ou les lignes qui définiraient votre maison ?  

Thibaud Maczka Hervier : J’ai une obsession sur ce qui fait l’unité d’un livre, c’est presque toujours le même travail face à un texte : nous proposons à l’auteur de pousser plus loin ce qui fait la spécificité de son écriture, sur le fond et sur la forme. Cela fait des livres denses, avec toujours une forme ou une oralité caractérisée, c’est ce qui fait que les débuts des livres, en particulier, sont très immersifs. 

Nous aimons quand un texte donne au lecteur le choix d’y croire ou pas, nous aimons que la fiction permette de revenir dans le réel, et vice versa. 

Il y avait un risque de formatage, au contraire chaque auteur a su se servir à sa façon de notre proposition, ce qui a donné des textes très différents, et qu’on n’aurait pas pu prévoir au moment de la fondation. 

C’est une petite maison où tout se fait en interne, fabrication, diffusion et distribution, et les auteurs sont eux aussi très impliqués, nous passons beaucoup de temps avec les auteurs. Y compris certains que nous n’avons pas publiés, cela fait aussi partie de la vie des livres. 

C’est Pola Martinez, auteure de Tout peut faire cendre, premier roman paru à Dynastes, qui la première nous a montré des tutoriels de reliure de livres. 

Dans chaque livre, on trouve un petit fil qui dépasse, comme la trace de cette dimension artisanale que vous soulignez. Mais on sent aussi à travers la maison l’importance des liens, au sens métaphorique, entre les textes comme dans les textes eux-mêmes. Je pense au livre de Mona Malacar, Les yeux cousus, où l’on suit la trajectoire d’une vieille femme, délogée de chez elle à Lisbonne, et qui brode. On perçoit aussi l’importance de la notion de lieu et d’espace avec une dimension politique particulièrement présente. Dans Aux objets tu peux te confier de Jeanne Borensztajn, Tom s’est marié avec Mara mais peut-être un peu trop vite. Le lieu de travail, les bureaux où se déroule cette histoire sont marquants par l’inquiétante étrangeté qui s’en dégage.

Jeanne Borensztajn : L’idée du livre vient d’un séminaire d’anthropologie que je suivais lorsque j’étais aux Beaux-Arts, nous étions invités à faire une enquête sur le lieu de notre choix. Je me suis rendue dans les anciens locaux de l’université Jussieu, d’avant rénovation. Cette fiction est un premier roman car elle est chargée de questions personnelles (la famille, les parents, la rencontre de l’âme sœur), et c’est aussi une dystopie, d’une époque passée ou à venir : un univers très peu numérique, avec beaucoup de papier, et un système tribal. On nous trouve un époux ou une épouse, chacun est assigné à une tâche dans la communauté. Le narrateur du livre n’est pas contre ce fonctionnement, mais il voudrait que les choses aillent moins vite, il voudrait pouvoir étirer le temps. 

© Dynastes

Autour de la question des fils et des liens, peut-on faire un lien entre la dimension politique du portrait de la ville de Lisbonne qui est au centre des Yeux cousus et le portrait de la vieille ? En somme, peut-on voir un lien entre la description de l’espace et du personnage principal ? 

Mona Malacar : Tout à fait. Il est question dans les deux cas de ce qui devrait suffire, de ce qui ne suffit plus. La beauté de la ville ne suffit plus. Il faut vendre Lisbonne comme une attraction touristique ce qui a souvent pour effet de la dénaturer, les enseignes traditionnelles cédant par exemple la place aux boutiques créées de toutes pièces pour les visiteurs de passage. La vie de peu de la vieille ne suffit plus. Le mode de vie qu’elle a toujours pratiqué ne lui permet plus de payer son loyer. Le lien qui existe entre la description de la ville et de la vieille est sans doute aussi celui d’une forme de renoncement, une acceptation fataliste des transformations sur lesquelles on a peu de prise. 

Vous avez créé une maison d’édition où le rapport au temps, à la création du livre, est différent. 

Thibaud Maczka Hervier : Ce rapport au temps peut varier beaucoup d’un texte à l’autre, il y a toujours plusieurs livres qui se préparent en parallèle, toujours des livres qui n’aboutissent pas, d’autres qui contredisent le calendrier prévu… nous avons assez peu de pouvoir sur cela. Il n’est pas rare qu’il se passe un an ou plus entre l’accueil d’un auteur et la publication de son livre. 

C’est un projet bénévole, à côté d’autres activités ; c’est lent et pourtant déjà 15 titres en quatre ans. 

Nous n’essayons pas de construire un projet contre le rythme de l’industrie mais plutôt à côté, comme un complément ou un supplément expérimental. 

Ce rapport au temps interroge aussi le rapport au lieu, comme dans Faut-il éteindre les néons, premier roman d’Anne-Rebecca Willing. Il y est question d’un bar qui a fermé, où des voix résonnent, traversent le lieu vide. On se demande s’il faut éteindre les néons du bar. C’est un texte fragmenté lui aussi (comme Les yeux cousus). Un texte où l’on entend aussi de la poésie. 

Anne-Rebecca Willing : La fragmentation du texte est apparue au cours du travail avec Jeanne et Thibaud. C’est un autre manuscrit que je leur avais envoyé, et ce sont les éditeurs qui m’ont demandé un texte nouveau. Alors nous avons travaillé à partir d’une idée antérieure, d’un livre que je n’avais pas encore commencé. Il y a eu des premiers jets, la fragmentation s’est imposée au fil des échanges comme la meilleure solution pour donner vie au texte, au lieu, aux personnages. Ce n’est pas loin d’un accouchement, le côté maïeutique était très présent. C’est une autre manière d’envisager l’écriture. J’avais toujours vécu l’écriture en solitaire, avec Dynastes il y a eu des échanges, des rebonds. C’est une intimité autour du texte qu’on retrouve dans peu de maisons. 

Sur le site de la maison, vous citez une phrase de Roland Barthes : « nul pouvoir, un peu de savoir, un peu de sagesse, et le plus de saveur possible ». Quelle saveur a ce roman, Faut-il éteindre les néons ? 

Anne-Rebecca Willing : Un peu acide ! C’est un livre qui rappelle les soirées caniculaires, la sueur et l’alcool, quelque chose de poisseux, une saveur qui reste au fond de la gorge, qui a du mal à passer. 

Il faut aussi évoquer la question politique des textes. Est-ce que la création de cette maison, qui va à contre-courant des tendances actuelles, est un geste politique ? 

Thibaud Maczka Hervier : Je ne sais pas si Dynastes est un geste politique. Ce qui me plaisait, c’était d’abord de « faire quelque chose », de nous mettre en mouvement. Penser, réfléchir, critiquer, n’enlève pas l’envie d’agir. Alors nous faisons, sans trop d’a priori, puis nous observons. Cela existe, même si demain la maison disparaît, il restera quelques milliers de livres faits à la main dans les bibliothèques des lecteurs et lectrices. 

Nous avons parlé d’autonomie et d’indépendance, il faut prendre un peu de recul sur la possibilité de faire des livres, ou de faire circuler des idées. Nous n’essayons pas de faire des livres militants, j’y vois parfois un piège, celui de s’adresser uniquement à des lecteurs avec qui on est déjà d’accord. Les maisons qui publient ces livres organisent beaucoup de rencontres, de débats, communiquent activement dans les médias, nous n’avons pas ce potentiel. Pour nous, la littérature est complémentaire du militantisme quand elle produit le doute. Si l’on veut faire changer d’avis des gens qui seraient nos adversaires, il faut d’abord les faire douter de leurs propres convictions, je crois que c’est le rôle et la place de la littérature. Il n’y a peut-être pas vraiment dans ce que nous faisons d’engagement politique autre que la précision du langage, et le fait de prendre un moment pour le doute et l’incertitude. 

Nous avons peut-être par ailleurs chacun et chacune nos opinions et convictions, peut-être que nous ne sommes pas d’accord sur tout, je crois que c’est important qu’une maison puisse accueillir ce dialogue entre les auteurs, et entre les livres. 

Certains des textes ont tout de même un propos assez explicitement politique. Je pense en particulier au livre de Victor Taranne, Liquider l’or.

Victor Taranne : Oui, d’ailleurs il y a une recette de cuisine, celle d’une soupe au tapioca, donc de l’engagement politique et de la saveur aussi ! 

Nous nous sommes rencontrés, Jeanne, Thibaud et moi, après des articles que j’avais publiés sur le site Lundi Matin, évidemment politiques, et une recherche liée à mon existence personnelle. Mais nous avons travaillé à partir d’un autre texte, une ébauche de quelques pages. Le travail de faire ensemble est à mon avis extrêmement précieux dans cette maison. Je ne sais pas si cela fait des livres politiques, peut-être plus dans Liquider l’or car il s’agit d’une histoire d’activisme, d’écologie. Ce n’est pas un livre à thèse ; la question des genres, par exemple, y est complexifiée, j’essaie d’y apporter une ambiguïté. 

À Dynastes, on n’arrive pas avec un livre déjà fait, mais avec un livre qui est un dialogue. Rien que cela, c’est une question politique : savoir comment on fait ensemble un travail. 

Chaque personne pourra se saisir des mots comme elle le souhaite : l’épaisseur des mots leur permet de résonner différemment en fonction de nos sensibilités. C’est ce que j’ai vécu avec Dynastes, et c’est aussi ce que je lis dans les livres des autres auteurs et autrices de la maison : laisser les portes ouvertes à l’appropriation du mot, à ce qu’il va signifier, ne pas enfermer le lecteur dans un chemin. 

Thibaud Maczka Hervier : L’aspect le plus politique est peut-être la volonté de donner le pouvoir au lecteur sur ce qu’il lit, de lui donner cette liberté d’interprétation. Cela passe par la précision de la narration des faits, de sorte que le lecteur puisse estimer le degré de fiabilité du récit, en plus de la subjectivité du narrateur, et mesurer l’écart entre les deux. Le travail que nous faisons en tant qu’éditeur n’est que de la technique du texte, nous aimons dire que c’est un artisanat au service de l’art littéraire des auteurs. 

Avec :

Jeanne Borensztajn (éditrice, illustratrice, Aux objets tu peux te confier)

Thibaud Maczka Hervier (éditeur, fabricant) 

Mona Malacar (Les yeux cousus)

Anne-Rebecca Willing (Faut-il éteindre les néons

Victor Taranne (Liquider l’or