L’automne a tardé à s’installer, mais les feuilles mortes de la rentrée littéraire sont déjà tombées et retombées. Heureusement, quelques-unes continuent de voltiger, brillant d’un éclat venu d’ailleurs. Ainsi ce Donato, premier roman d’une inconnue née en Belgique en 1989. Le livre d’Eléonore de Duve joue avec le feu, prend des risques et s’emballe. Vous serez étonné si vous l’ouvrez.
Au début, vous avancez avec circonspection car le premier chapitre s’intitule « Genèse ». Il faut le faire, vous dites-vous. Suit la description pointilliste du crépuscule sur une terre qui semble lointaine et antédiluvienne ; puis un tableau naturaliste et minutieux où plantes, fruits, insectes et labeur paysan déportent le lecteur dans un autre siècle : XXe, XIXe ? Les mots rares sont nombreux ; les termes italiens et italiques pleuvent : une langue, un espace et une nation se dessinent. Deux prénoms se glissent, Donato et Lucia, un jeune homme et sa grand-tante : le récit s’ébranle.
Vous notez la mention de la guerre et celle de la Libye, de la Grèce et de l’Égypte. Le temps est donc celui de la Seconde Guerre mondiale, quand l’Italie envoya ses hommes défendre des pans de continent qu’elle pensait conquis et acquis. Vient peu après l’évocation de la révolte des femmes d’un village isolé privées de la farine qui permet de nourrir une famille ; « les lionnes » se sont rebiffées contre la règle gouvernementale qui voulait que les céréales s’échangent contre le charbon allemand. La réaction des carabiniers face à leur rébellion ? Elle tient dans une réponse sèche et fasciste au sens propre : « Mangez des pierres ». Vous êtes dans les Pouilles mais vous pensez aux émeutes de la faim en Iran, récentes, qui ont précédé la révolte des femmes, ou au chantage sordide de la Russie guerrière de Poutine qui monnaie les céréales ukrainiennes.
Soudain vous lisez : « Cette bataille ne m’était jamais parvenue. » La voilà, l’auteure, Éléonore de Duve. Elle s’introduit subrepticement, et elle poursuivra ce jeu du chat et de la souris tout au long de son récit. Car le jeune Donato est son grand-père maternel. Il est né et a grandi dans le village de Cisternino, mais il a fait partie d’un contingent de mineurs envoyés travailler dans les mines du Pays noir à la faveur d’un protocole baptisé « Des bras contre du charbon », signé en 1946 entre l’Italie et la Belgique. C’est ainsi que la joliesse presque maniériste des premières pages laisse place à une histoire moins ensoleillée et à de « riches mélancolies » – heureux pluriel – qui vont nourrir l’histoire de Donato jusqu’à la fin.
« J’ai la peau pâlie par l’émigration, le regard ivre de l’éducation-type, souvent de l’espace pour les songes », écrit Éléonore de Duve. L’éducation-type est celle qui uniformise, blanchit et efface les particularismes et la multiplicité des origines, les langues maternelles et les dialectes, l’éducation dont l’écrivaine a bénéficié dans sa Belgique natale. C’est aussi celle qui a eu lieu en Italie dans les années 1930, quand son grand-père était enfant. Donato était alors un jeune « pâtre » (le terme, désuet à dessein, est emblématique du registre qu’Éléonore de Duve n’hésite pas à utiliser) qui était allé à l’école primaire où il avait appris les rudiments d’un italien commun à tous, reflet d’une unité nationale récente, un italien plutôt toscan, sûrement pas du Sud.
Le récit d’Éléonore de Duve ne s’étend pas explicitement sur la question de la langue, mais quand il l’aborde c’est avec une grande perspicacité. Il faut lire ce que l’écrivaine dit de Manzoni, l’auteur des Fiancés, premier roman d’un pays et d’une langue à peine centralisés ; ou le portrait de Saverio, l’instituteur de Donato qui a préféré redevenir berger pour ne pas renier sa terre ni ses bêtes et pour s’opposer à la normalisation ; ou simplement la page consacrée à l’apprentissage du français par le jeune Donato débarqué au pays des terrils.
À la théorie Éléonore de Duve préfère la pratique de la langue, les jeux dans l’espace et le temps que celle-ci permet, déployant de fait une maîtrise virtuose et un style virevoltant. Elle en use à volonté. En abuse-t-elle ? Un peu. Dans une cour de récréation, ses petits camarades lui reprocheraient de crâner, surtout quand il s’agit du vocabulaire de la botanique, de la nature, de tout ce qui enracine. Des avettes bourdonnent, des bêtes herbeillent, des pétioles craquent… Elle s’autorise aussi des transgressions grammaticales, des néologismes, des outrances, des clichés et des images sur lesquels elle appuie. Elle respecte peu les concordances des temps : et si j’écrivais ces lignes au conditionnel ?
Le fait est qu’elle n’y était pas, en Italie du Sud dans les années 1930. Alors elle en est réduite à ça : se documenter, reconstituer, lire les travaux des autres, combler les trous de tout ce que son grand-père, taiseux et enfermé dans une maison de repos, n’a jamais su ni pu raconter, au risque d’en rajouter. C’est un travers léger, qui trahit le désir fou de renouer avec ses origines, et dont elle est consciente. Elle glisse quelques questions au lecteur et avoue des doutes sur sa légitimité d’auteure, autant dire sur son droit à se dire petite-fille des Pouilles.
Elle n’est jamais tristement nostalgique. Son insolence langagière et son écriture rythmée l’en empêchent, même si son récit accorde de plus en plus de place au travail et à la dureté de la mine, figurée par des carrés noirs imprimés dans le livre. Enfin, et nous avons gardé le meilleur pour ces dernières lignes, Éléonore de Duve est gourmande, cela se sent de la première à la dernière ligne. Taralli, focaccias, gnocchi, polpette… sucrent et salent son texte de bout en bout. L’avant-dernier chapitre de son livre s’intitule « Recettes » et il est drôle, un peu comme le générique d’un film hésitant entre couleur et noir et blanc. Donato est aussi un livre dans lequel on cuisine et mange avec bonheur les merveilles dont les Pouilles abondent naturellement.