De la critique littéraire comme science sociale

Grâce au travail critique de Judith Lyon-Caen, nous disposons de nouveau, dans une excellente édition, des Écrits des condamnés à mort sous l’occupation nazie du poète et résistant polonais Michel Borwicz (1911-1987). On peut espérer que la communauté scientifique, en France et à l’étranger, prendra enfin la mesure de cette contribution majeure aux études littéraires dédiées au témoignage.

Michel Borwicz | Écrits des condamnés à mort sous l’occupation nazie (1939-1945). Préface de René Cassin. Nouvelle édition critique de Judith Lyon-Caen. Gallimard, coll. « Tel », 458 p., 16 €

On constate souvent un décalage entre l’existence de pratiques d’écriture et leur prise en considération par les institutions de la littérature que sont, notamment, la critique et l’enseignement. C’est particulièrement le cas des écrits testimoniaux produits par les rescapés de violences sociales et politiques. Alors que cette production littéraire a été massive depuis le XIXe et tout au long du XXe siècle, c’est seulement au cours des années 1990 qu’elle est devenue un champ d’investigation des études littéraires en France. Les préventions contre la littérature de témoignage qui ont prévalu plus d’un siècle durant n’ont cependant pas disparu comme par magie – y compris au sein de ce nouveau champ de recherche, aussi paradoxal que cela puisse paraître.

Un élément significatif à cet égard est le peu de cas qui a été fait jusqu’à nos jours de deux essais pionniers dans la critique littéraire des témoignages – et ce, bien qu’ils aient été rédigés en français et édités en France. S’aventurant hors des sentiers battus, deux auteurs, qui étaient aussi des rescapés, ont en effet produit les premières grandes études de corpus testimoniaux, respectivement dans l’entre-deux-guerres et après la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit de Jean Norton Cru, auteur de Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1914 à 1928 (Les Étincelles, 1929), et de Michel Borwicz, auteur d’une thèse de doctorat éditée d’abord sous le titre Écrits des condamnés à mort sous l’occupation allemande (Presses universitaires de France, 1954). Or, jusqu’à présent, ces travaux critiques n’ont guère suscité qu’indifférence et incompréhension au sein des études littéraires. 

De ce point de vue littéraire, les deux éditions critiques qui existent de Témoins souffrent d’une lacune presque rédhibitoire. Elles ont été réalisées par des historiens de la Grande Guerre, préoccupés avant tout d’étudier la contribution exceptionnelle du livre de Cru à l’historiographie de la guerre. Confiant la réédition du livre à Philippe Olivera en 2022, les éditions Agone n’ont pas changé de perspective critique, par rapport au travail éditorial nécessaire effectué par Frédéric Rousseau pour le compte des Presses universitaires de Nancy en 2006. Bien que Charlotte Lacoste, spécialiste de littérature française, ait déjà beaucoup traité de la place de Témoins dans l’histoire de la littérature et de sa critique, une telle orientation de recherche n’a pas encore été mise à l’ordre du jour éditorial [1]

Michel Borwicz, Écrits des condamnés à mort sous l’occupation nazie (1939-1945)
Micheł Borwicz, directeur adjoint de la Commission centrale d’histoire juive en Pologne (1946) © CC0/WikiCommons

Quant aux Écrits des condamnés à mort, il n’en va plus de même grâce aux soins de Judith Lyon-Caen, dont l’édition critique couronne un long compagnonnage intellectuel avec Borwicz [2]. Pour l’éditrice scientifique, historienne du fait littéraire, « donner une nouvelle lisibilité » à l’ouvrage, c’est justement se tenir à la croisée de l’histoire et de la littérature, en éclairant « la place qui lui revient dans l’historiographie de la Deuxième Guerre mondiale et de la Shoah et dans l’histoire des pratiques littéraires au XXe siècle ». Ce faisant, elle fait ressortir que les Écrits des condamnés à mort sont, sinon l’exemple le plus parfait, du moins le plus stimulant, de ce que peut être la critique littéraire. Qu’est-ce que le livre de Borwicz, issu de sa thèse, a donc de si déroutant pour les littéraires ? La somme de ses caractéristiques le rend apparemment insaisissable.

D’abord, l’objet d’étude de Borwicz est difficile à identifier. Il est constitué de plusieurs corpus : des écrits produits en polonais et en yiddish « par les Juifs et sur les Juifs dans les camps et les ghettos de la Pologne occupée » et d’autres écrits plus disparates, édités en français, en italien et en allemand, issus de l’expérience concentrationnaire de résistants d’Europe occidentale, surtout français. Or, d’une part, s’observe un déséquilibre : tandis qu’elles étaient – et sont encore pour une bonne part – inaccessibles en français, les sources de l’auteur relatives au génocide du peuple juif sont le cœur de l’étude. C’était d’autant plus problématique en 1954 que ce qu’elles documentent et que l’on n’appelait pas encore la Shoah n’était précisément pas entré dans les consciences dans sa spécificité. D’autre part, à l’exception des poèmes, les diverses pratiques d’écriture des « condamnés à mort » étudiées par l’auteur (graffitis, lettres, journaux, souvenirs) ne sont généralement pas considérées comme littéraires – a fortiori, survenues dans d’effroyables conditions de menace de mort. 

Ensuite, l’étude de ces corpus littéraires effectuée par l’auteur est aussi difficile à situer sur le plan académique. Il s’agissait d’un doctorat en sociologie, et non en lettres, et le titre de l’ouvrage reflète d’ailleurs la méfiance du directeur de thèse, Georges Gurvitch, à l’égard du terme de littérature, qu’il jugeait « péjoratif » en français. Composé d’un sociologue, d’un historien et d’un littéraire, le jury de thèse trahissait une grande indétermination disciplinaire. Or, l’interrogation sur le positionnement de l’auteur est encore compliquée par son statut de rescapé du génocide nazi : en lettres et en histoire comme en droit, on estime encore beaucoup que l’on ne peut être juge et partie. 

Juif polonais exilé en France depuis 1947, Michel Borwicz a commencé à constituer une documentation littéraire sur l’extermination en Pologne, précisément à partir de 1943, lorsqu’il était détenu en tant que Juif au camp Janowski de Lwów. Journaliste littéraire et écrivain avant la guerre, il a été dans ce camp le pilier d’un réseau de résistance intellectuelle sous le nom d’« Ilian » – animant des soirées littéraires clandestines, écrivant, diffusant et exfiltrant des poèmes. Après son évasion en septembre 1943, il est passé dans la résistance polonaise où, tout en étant contraint de cacher sa judéité, il est resté en lien avec des réseaux juifs clandestins et a contribué par tous les moyens à recueillir et à faire circuler des documents. Enfin, il a fait partie de ces « témoins historiens » qui ont œuvré au sein des commissions historiques juives créées à la fin de l’occupation nazie de la Pologne ; de 1945 à 1947, il a collecté et édité des documents littéraires à Cracovie. 

Michel Borwicz, Écrits des condamnés à mort sous l’occupation nazie (1939-1945)

Le travail de contextualisation du livre auquel procède Judith Lyon-Caen vise tout spécialement à montrer comment l’expérience du génocide et de la résistance en Pologne, d’une part, et la direction doctorale de Georges Gurvitch, d’autre part, éclairent la méthode de Borwicz. Or, s’il permet d’identifier une limite de l’étude liée à l’articulation un peu forcée des différents corpus, cet effort de précision met surtout en valeur le geste intellectuel de l’auteur. Il souligne en particulier que, pour pouvoir prendre en charge l’expérience judéo-polonaise, le passage à la critique littéraire n’a pu s’opérer qu’à travers le prisme d’une démarche sociohistorique. C’est au sujet de cette pratique de la critique littéraire comme science sociale que nous avons encore beaucoup à apprendre de Borwicz aujourd’hui.

Il ne faut pas négliger ce qui l’a animé en tant que directeur d’une commission historique juive et qui l’anime encore lorsqu’il produit son étude : il traite d’une documentation littéraire qu’il a contribué à faire exister et qui a pour lui une grande valeur historique. C’est bien la connaissance des faits historiques qu’il a en vue, si ce n’est que, contrairement à Filip Friedman, historien de profession qui a dirigé la Commission historique juive centrale de 1944 à 1946, il accorde pour cela une place prépondérante à la littérature de témoignage. Ce qui lui importe et que cette littérature offre de saisir mieux que toute autre documentation, ce sont les faits vécus par les victimes et dont la description contient beaucoup de vérité psychologique. 

De ce point de vue, cependant, Borwicz radicalise, et modifie en conséquence, la perspective adoptée par Cru dans Témoins. Parmi les pratiques d’écriture des combattants de la Grande Guerre, Cru privilégiait les journaux des fantassins, dont la valeur historique et psychologique tient à la fois à la grande exposition de ces hommes au danger de mort et à la proximité de l’écriture avec les faits. En retenant exclusivement pour son étude les « écrits des condamnés à mort » produits in medias res, Borwicz témoigne d’une préoccupation analogue. Mais, du fait de ce parti pris exclusif, il porte davantage son attention sur l’action dans l’histoire que constitue le recours à l’écriture. Il étudie la littérature testimoniale des victimes, non seulement en tant qu’elle documente les faits, mais aussi en tant que sa production, sa circulation voire sa publication clandestine sont des faits. 

Sans doute Michel Borwicz a-t-il été heureux en 1954 de l’opportunité de faire paraître son livre dans la collection « Esprit de la résistance » aux Presses universitaires de France, mais il est douteux que ce geste éditorial ait été compris dans le paysage historiographique de l’époque. La réédition de 2023 dans la collection « Tel » de Gallimard permet du moins de le comprendre rétrospectivement, en rendant justice à l’histoire de résistance promue par Borwicz : celle, judéo-polonaise, d’une résistance par le livre. À l’enjeu d’une connaissance des faits du génocide, se superposait ainsi, pour l’auteur, celui de mettre en lumière une attitude des victimes à rebours de l’image de résignation longtemps véhiculée. Le grand enseignement du livre, cependant, est que cette valorisation ne passe pas du tout par une fétichisation des œuvres (qui ne doivent pas être reçues comme des reliques) mais, au contraire, par une enquête sur leurs valeurs d’usage qui défait les hiérarchies établies. 


[1] De Charlotte Lacoste, voir, outre sa thèse inédite, le livre Séductions du bourreau. Négation des victimes (PUF, 2010) et le numéro de revue Du témoignage. Autour de Jean Norton Cru coordonné avec Bruno Védrines (En Jeu : histoire et mémoires vivantes, n° 6, déc. 2015).

[2] Sans énumérer ici toutes les publications de Judith Lyon-Caen qui ont préparé le terrain de cette réédition, il convient de préciser que Livia Parnes et elle ont édité en français un témoignage important publié en polonais par Borwicz en 1946 et commenté dans Écrits des condamnés à mort : Janina Hescheles, À travers les yeux d’une fille de douze ans, Classiques Garnier, 2016.