C’est à une expérience très singulière de lecture que nous invite Jean-Michel Maubert à travers ses textes à la fois sombres et coruscants, tendres et glaçants. Nous avons été l’année dernière fascinée par Décombres. Notre curiosité nous a poussée chez Sinope, une jeune maison d’édition très attentive à la qualité de l’écriture. Parfois à tâtons, parfois en rappel nous explorons les antres en abyme de l’univers maubertien. Le livre progresse selon une géométrie aberrante émanée des sept textes qui le constituent, dont le dernier, Le sacrifice du géomètre, est éponyme.
Il faut dire que nous nous sommes engagée moins dans une collection de nouvelles toutes inspirées par la violence cathartique de la mythologie grecque que dans une suite narrative dans laquelle on se perd à merveille, dans un espace désaxant et une temporalité verticale où les récurrences décalées nous font regarder plutôt vers le haut, comme Icare, que devant nous. Il ne s’agit pas pour autant d’un roman ni d’une poésie narrative mais d’un fulgurant poème en prose au cours duquel ce qui se raconte se répète dans la bouche déformante d’instances narratives frappées de métamorphoses. Le mythe est une créature qui ne vit que de ses variations. Cette vertu organique ne pouvait que séduire cet écrivain philosophe, poète et animaliste hors-piste, qu’est Jean-Michel Maubert.
Les personnages en effet apparaissent, disparaissent, changent de nom et d’identité, s’inclinent en italique ou se redressent en romain, passent de la première à la troisième personne, ouvrant en spirale le spectre de la profération de la pensée et de l’imaginaire. « J’étais, tu étais, cet errant, déjà parcheminé, aussi seul qu’un cadavre quelconque avalé lentement par le sable. » C’est Astérion qui parle, puis Eôs, Icare, Minos, Dédale, parfois aussi le narrateur, sans doute… les uns dans la bouche des autres, en écho. L’importance des masques en ce livre rappelle qu’ils sont des porte-voix qui décuplent ce que le sujet a à dire ; ils jouent avec notre propre visage qui s’y fond. Le lecteur trouve son salut dans cet athanor où se déchaînent tout autant que méditent des êtres qui semblent habiter leur corps de l’extérieur. Une telle façon d’écrire attire le lecteur désorienté dans un sortilège ; hypnotisé par les sirènes de la langue, il devient lui-même l’âme des créatures dont il lit l’histoire. Il renaît de sa mort symbolique parce qu’il a connu sa métamorphose. Il se sent étrangement vivant de s’être incarné ailleurs.
Dès le seuil du livre, le Minotaure, figure mentale du recueil, nous parle, sous forme de fragments qui remodèlent le mythe à son image de victime sacrifiée en traitre. Il nous rappelle que la descendance toujours paie atrocement pour les fautes des anciens, lesquels transmettent leur propre malédiction – qui, ourdie par les dieux, n’est sans doute que le miroir justificateur de notre propre incapacité à nous retourner, comme Oreste, parricide, contre la destinée. Il lui faudra devenir fou pour que les Érinyes deviennent les Euménides, que la haine et la vengeance se transforment en absolution. Où que l’œil se pose dans ce livre, l’écriture de notre auteur, mire paradoxal, est un baume d’une concentration rare qui guérit les plaies qu’il creuse tandis qu’il irrite ce qu’il sublime. Lisons :
« d’anciennes peurs remontaient en lui, tels des êtres griffus et hostiles remontant les parois d’un puits profond, cherchant son cœur, sa bouche, sa colonne vertébrale, la moelle de ses os – un bruissement d’abîme – et il y avait cette voix, presque encore celle d’une enfant – […] deux âmes, un même sang sauvage, le froid des ténèbres, la terre humide et ses tunnels sans fin, marcher, ramper, sentir ce souffle de bête inquiète et blessée, d’enfant fou, au fond de soi – leur destin était de se rencontrer, telles les eaux des rivières et des fleuves ».
Le lecteur pénètre littéralement dans les profondeurs d’un corps labyrinthique, porteur d’une voix oraculaire et d’un texte archaïque. « Seule joie : tracer une ligne dont il faut penser la brisure serpentine. Construire le plus parfait labyrinthe, dont soi-même on ne peut sortir », est-il écrit tout à la fin. Les signes mystérieux des corps gravés, scarifiés, tatoués, dont certains se recopient les uns les autres pour ne pas perdre leurs écrits, s’impriment dans une œuvre où l’imagination s’abandonne : « On dirait des entités de terre immobile ou des os ; une forme très ancienne d’écriture ». « Ces signes me font penser à des animaux traqués effaçant leurs traces dans la neige ou la boue sèche. » Le lecteur est emporté dans une paréidolie incessante, principe de la métamorphose animiste. Ne pouvoir sortir de son labyrinthe, c’est incorporer les méandres infinis du signe.
Il n’est pas jusqu’aux comparaisons qui ne brouillent la référence, le comparant et le comparé semblant s’inverser comme dans cette étrange comparaison d’Empédocle : « as-tu jamais contemplé cela Panthea, une tourmente blanche figée comme le visage d’un défunt ». Chez notre auteur, nulle hiérarchie du vivant puisque tous ses règnes se mêlent. Déjà chez Homère, mais par un étirement gigantesque de l’imaginaire comparant sur toute une page, le lecteur parfois se demande si le comparé n’a pas été absorbé par lui ! Ici, il suffit de quelques mots pour renverser l’échelle des valeurs.
Plus largement, la vieille question des préséances de la forme et du fond se pose en termes de possession. Oui, il faut être possédé par son propre verbe pour écrire depuis l’intérieur comme de l’extérieur de celui-ci, pour que se noue une écriture au pouvoir si magique. Sortir du texte, c’est fatalement y rentrer, s’y noyer, comme Icare, et nous retrouvons le pouvoir de transformation du mythe dont l’auteur croise les versions comme autant de méandres de son cerveau. Il n’est pas excessif de parler de livre exponentiel, tant chaque point du texte semble le contenir et le générer tout entier. Il s’agit pourtant moins d’une construction borgésienne mathématique – encore que nous pourrions peut-être découvrir un chiffrage secret de l’œuvre, peut-être même à l’insu de son auteur – que d’un sacrifice justement du géomètre. La langue de Maubert-Minotaure, puissance sarcophage et psychopompe mais organe vivantissime, fruit d’amours interdites et sacrées entre l’humain et l’animal, continue de marcotter, de s’inventer entre ses fragments, de se recueillir et de s’incarner dans sa propre mise à mort sous la forme de figures libres, c’est-à-dire sui generis.
Voici donc un livre labyrinthe à la poésie fulgurante et inquiétante, réservoir de mémoires antiques, creuset de nouvelles métamorphoses et métempsycoses. Sans aucun didactisme, il soulève la question de la survivance d’une pensée sauvage à travers et par le mythe. À une époque de saccage du sacré d’ici-bas, c’est-à-dire de dévastation du vivant, terme hélas déjà confisqué par ses propres tortionnaires, Jean-Michel Maubert nous offre des chants organiques, faits de la même matière protéiforme que les mythes. Sa langue est celle d’une irrésistible hamadryade, nymphe des arbres : « pour cette créature venue des forêts profondes, j’aimerais emplir, et faire vibrer ma gorge de ces sons – de ces chants dont le tumulte concerté me fait penser à une nuée mouvante d’oiseaux frôlant les blés ».