Si le prix Nobel de littérature 2023, le norvégien Jon Fosse, est l’auteur d’une cinquantaine de textes en prose depuis 1983, il demeure aujourd’hui surtout connu en France comme dramaturge. Comment l’expliquer ?
Comme Tarjei Vesaas avant lui, Jon Fosse écrit en nynorsk, ou néo-norvégien, une variation du norvégien propre aux régions rurales du pays. Cette langue minoritaire lui permet d’opérer un repli linguistique qui vient doubler le repli géographique qu’évoquent souvent ses romans. Dans l’écriture (qu’il pratique de nuit), Jon Fosse orchestre un retrait du monde. Comme pour protéger cette Norvège « intérieure » de l’époque qui l’entoure, sa prose introspective présente la recherche continue d’un formalisme déroutant, à contre-courant de ce qui se lit. On n’y trouve aucun mouvement narratif conventionnel, ni de sommets extatiques. Tout y est d’emblée dépouillé, exposé à une lumière drue, qui serait celle de Dieu tombant droit sur l’homme, au sein d’un monde réduit à des essences. Fosse s’est converti au catholicisme en 2012 et une spiritualité à la fois intense et austère imprègne son écriture qui semble de tout temps endeuillée, grise, circulaire. Des routes de campagne sous la neige, des peintres en proie à des hallucinations, une maison au bord d’un fjord, des nuits d’insomnie, et toujours les mêmes noms, comme des variations du même : Asle, Ales, Asleik, Alida… C’est l’expérience d’une « prose lente » comme Fosse la décrit, faite de répétitions lancinantes qui nous mettent aux prises avec un présent alourdi, écrasant, sans issue, vécu comme une transe réflexive ininterrompue.
Ces traits distinctifs de son écriture ne sont nulle part aussi visibles que dans son chef-d’œuvre en prose, Septologie, achevé en 2021 et dont seul le premier tiers a fait l’objet d’une traduction en français, par Jean-Baptiste Coursaud (Christian Bourgois, 2021). S’étalant sur presque mille pages, Septologie est constitué d’une seule longue phrase, soit le monologue d’un unique personnage – tous les autres n’étant que des doubles, des avatars –, à l’exception de son voisin, un pêcheur d’une rusticité biblique. Nous lisons sept journées dans la vie d’Asle, un peintre veuf et pieux, la soixantaine, qui habite dans un village de la côte ouest, et dont l’apparence rappelle celle de Jon Fosse. Chacun des jours de cette semaine s’ouvre sur les mêmes mots décrivant un tableau abstrait inachevé : un trait violet y croise un trait marron pour former une croix en diagonale. Totem et énigme, tant pour le personnage que pour la lectrice, la présence de cette peinture détermine la structuration du texte, où se collectionnent les jeux de correspondances et d’échos. Les titres, révélateurs, des deux premiers volumes sont « L’autre nom » et « Je est un autre ».
Jon Fosse emporte dans un même souffle récits d’une quotidienneté empesée, réflexions existentielles, souvenirs et visions, tandis que Asle se confronte à ses doubles et que l’on fait des allers-retours entre un « je » et différents « il » : d’abord son doppelgänger, une version alcoolique et urbaine de lui-même au présent, puis le Asle de son enfance, et enfin le jeune adulte en lui qui a rencontré sa femme, qui s’est accompli comme peintre. Dans le dernier volume, Un nouveau nom, Asle s’est libéré de ces dualités. Réconcilié avec les étrangers qui l’habitent, comme avec ce monde fait d’éclats de lui-même, il finit par embarquer pour une ultime traversée avec Asleik, son voisin nostalgique de l’époque où, en l’absence de routes, il fallait passer par la mer. Chaque partie se termine sur une prière en latin, l’art et la foi enserrant ce torrent de prose comme les deux extrémités d’un corps. La lecture de Septologie, sous l’effet du cumul de ces strates aux légères variations, se révèle hypnotique, étrangement bouleversante.
Sujets sombres, écarts formels, Jon Fosse multiplie les signes d’une écriture difficile à percer, ce qui explique peut-être le peu d’intérêt que lui ont accordé les grands éditeurs français. Ou bien est-ce le norvégien qui effraie ? Rappelons que 70 % des romans traduits en France le sont de l’anglais. Aujourd’hui, le cas Jon Fosse nous montre que le Nobel n’est pas toujours qu’une instance de consécration médiatique. À l’échelle de la France, il peut avoir un rôle de découverte, voire provoquer une sorte de flottement, suivi de traductions accélérées pour rattraper le temps perdu. Il arrive que l’on se sente un peu provinciaux, c’était notamment le cas avec le Tanzanien Abdulrazak Gurnah, Nobel 2021, que nous connaissions à peine en France. Il arrive que l’on s’amuse de voir de petits éditeurs propulsés par cet événement mondial, comme un beau retournement de situation dans l’ordre normal de l’édition française. Ainsi Abdulrazak Gurnah était-il publié chez Galaade jusqu’à ce que la maison cesse son activité en 2017 – il a depuis été repris par Denoël. Les éditions Gallimard, quant à elles, ont cessé de publier l’écrivain hongrois László Krasznahorkai en 2006, que l’on retrouve – désormais « nobélisable » – aux éditions Cambourakis. Pour en revenir à Jon Fosse, P.O.L avait publié la traduction, par Terje Sinding, de son roman Melancholia I en 1998. Les ventes n’ont pas dû être satisfaisantes, car ce sont les petites éditions Circé qui font paraître la traduction, par le même, de Melancholia II en 2002, bientôt suivi par cinq autres de ses romans jusqu’en 2016. On doit la traduction du premier volume de Septologie en 2021 à Clément Ribes (depuis fondateur du label Scribes, chez Gallimard) qui dirigeait alors les éditions Christian Bourgois. Deux ans plus tard, on attendait encore de lire la suite en français. Il est problématique que nous ayons besoin du Nobel pour déclencher une traduction.
Au Royaume-Uni, au contraire, la jeune maison indépendante Fitzcarraldo Editions (déjà l’éditeur anglais des trois Nobel Annie Ernaux, Svetlana Alexievich et Olga Tokarczuk) publiait dès 2018 un recueil de nouvelles de l’écrivain norvégien, pariant sur Jon Fosse romancier. Entre 2019 et 2021, en même temps que l’édition norvégienne, Fitzcarraldo a fait paraître coup sur coup les trois volumes de Septologie, bientôt suivis d’autres textes des années 1990 et 2000. Contrairement à nous, le Royaume-Uni n’est pas étranger à la prose de Jon Fosse. S’il faut en croire cet exemple, l’écart se serait agrandi entre ce que le public français imagine être la littérature mondiale et ce qu’elle est véritablement.
[article modifié le 18 octobre 2023]