Jon Fosse, l’indicible en scène

« Ses pièces de théâtre et sa prose novatrice ont donné une voix à l’indicible » : l’annonce du prix Nobel de littérature décerné à Jon Fosse, le 5 octobre, a été accompagnée de ce commentaire du jury. Ceux qui connaissaient le nom de l’auteur norvégien l’associaient surtout à une œuvre de dramaturge, à rebours pourtant de son parcours chronologique.


D’une haine du théâtre comme manifestation culturelle et sociale, Jon Fosse est passé à sa célébration comme « la plus humaine et la plus intense de toutes les formes d’art », apte à créer « des moments d’intensité exceptionnelle, inexplicable, du moins intellectuellement ». Pour des raisons financières, il avait accepté une commande pour la scène et avait alors reçu la révélation d’une évidence. Il a ainsi achevé sa première pièce, Quelqu’un va venir, mais il n’a pu entendre son écriture au plateau qu’avec la deuxième, Et jamais nous ne serons séparés (1994).

"Quelqu'un va venir", de Jon Fosse et Pierre Duba

En 1999, ce grand découvreur de textes qu’était Claude Régy, poète de l’indicible, a été le premier à créer, dans la traduction de Terje Sinding, passeur d’Ibsen, Quelqu’un va venir, pièce déjà très représentative de l’ensemble de l’œuvre de Fosse : une mise en scène d’une beauté « implacable, impressionnante », selon l’auteur. Un couple arrive dans une maison isolée au bord de la mer, qu’il a achetée au petit-fils de la propriétaire, morte dans les lieux. Elle, Lui et l’Homme vont rester dans le silence ou échanger des phrases simples, courtes, vers libres sans ponctuation, répétés à l’identique ou sujets à de légères variations. Ils préfigurent toute une série de personnages, rarement nommés, associés par des liens familiaux ou des relations amoureuses, gagnés par la jalousie ou la hantise de la mort. Ils n’évoluent pourtant pas dans un contexte abstrait ; ils n’ont pu s’offrir qu’une bâtisse délabrée, qui sent encore « le vieux pipi moisi », mais qui répond à leur désir de solitude, de fuite loin de la ville et d’une autre femme. 

Et jamais nous ne serons séparés, la deuxième pièce écrite mais la première représentée, a dû attendre pour être créée en France, toujours traduite par Terje Sinding et publiée en 2000 par L’Arche, comme le reste de l’œuvre dramatique de Jon Fosse. Son metteur en scène, Marc Paquien, a entretenu une longue familiarité avec le texte, relu toujours avec la même émotion, avant d’être accueilli en 2013 au Théâtre de l’Œuvre « Une femme attend l’homme qu’elle aime, qui maintenant n’est plus là. Elle cherche une issue à son absence, pour continuer à vivre malgré tout. Les moments passés de leur existence se remettent à revivre, presque semblables à ce qu’ils ont été. Qu’est-il advenu de lui ? Est-il mort ? Est-il parti pour un autre amour ? La pièce reste en tout point énigmatique, et il faut accepter de se laisser emporter vers ce rivage inconnu, car découvrir une œuvre, c’est aussi aller vers ce que l’on ne sait pas. » La pièce introduit aussi un trio, Elle, Lui, La Fille. Les didascalies se veulent précises et concrètes, elles excluent l’onirique ou le fantastique ; et pourtant Elle s’adresse explicitement à Lui absent, comme Elle parle de son attente, Lui présent. Parfois les trois personnages se côtoient, s’adressent des regards et ne se voient pas, manière radicale de dire le vrai de deux relations qui coexistent et s’excluent, par des perturbations spatiales et plus encore temporelles . 

Un autre grand metteur en scène, Jacques Lassalle, a su lui aussi écrire ce que lui a inspiré son travail sur l’œuvre de Jon Fosse, sur l’évolution qui s’est poursuivie au fil de trente pièces en vingt ans : « considérables innovations et libertés, éclatement de la chronologie et de l’espace, démultiplication des personnages en divers doubles réunis à des moments très éloignés de leur existence, dans un même lieu non-scénique, même ignorance quant à l’origine et à l’évolution des protagonistes ». Sa vision du monde ne pouvait que se retrouver dans ce qu’il appelle « le pardon apaisé », « l’attente anxieusement sereine » de Jon Fosse. Mais il est plus encore attentif à la matérialité des textes, inlassablement repris, à progression lente, moins linéaires que circulaires, à la manière des musiques répétitives de John Cage, Philip Glass ou Steve Reich. « C’est à l’écriture et à rien d’autre, que Fosse délègue le pouvoir non seulement d’affronter la vie et d’accepter la mort, mais, ce qui est plus surprenant, de les réunir, de les confondre, en une sorte d’attente indistincte, interminable, perpétuellement inquiète et tout autant sereine ». 

L’annonce du prix Nobel est intervenue la même semaine que le dixième anniversaire de  la mort de Patrice Chéreau, le 7 octobre 2013. Le magnifique film de Marion Stalens, Patrice Chéreau irrésistiblement vivant, et d’autres documents ont permis de rappeler que les deux dernières mises en scène au théâtre de Patrice Chéreau, déjà malade, avant celle d’Elektra au festival 2013 d’Aix-en-Provence, ont été Rêve d’automne et I am the wind. Le grand invité du musée du Louvre 2010-2011 avait trouvé dans le salon Denon un lieu inspirant pour transposer le cimetière, cadre de Rêve d’automne, pour trouver un espace équivalent où associer les vivants et les morts, où créer le climat onirique propice à la libération des corps : « Un homme et une femme qui se sont désirés il y a longtemps se retrouvent éperdument devant nous, ils se reconnaissent : qu’est-ce qui a déjà existé entre eux ? De quoi sera fait leur futur auquel on assiste déjà ? Et puis : qui est mort ? Et qui va mourir ? C’est le désir fou qui se bat contre la dépression : mort de l’amour, inassouvi et pourtant perpétuel ». Patrice Chéreau rejoint ainsi Jon Fosse qui a écrit à propos de Rêve d’automne : « Chacun saisit comme en un coup d’œil l’instant. L’instant pendant lequel le passé, le présent, et dans une certaine mesure le futur peuvent se rencontrer : voilà l’une des formidables possibilités du théâtre ».  

Jon Fosse
Jon Fosse © Agnet Brun

Malgré le contexte britannique peu réceptif à l’œuvre de Jon Fosse et à sa propre esthétique théâtrale, Patrice Chéreau a pris le beau risque de créer en anglais Je suis le vent (2007), après Rêve d’automne : « Ces deux pièces se construisent sur un enchaînement extraordinairement musical des relations, elles sont dans la vie, elles s’attachent aux désirs, aux malheurs, de là naît une indicible poésie qui est celle du Théâtre même ». Deux hommes sont désignés par l’Un et l’Autre, sans que rien les individualise, si ce n’est leur rapport à la mer. Ils se trouvent sur un petit bateau qui va se diriger vers le large. L’Un a peut-être fait une tentative de suicide ; peut-être est-il déjà mort noyé. La pièce se termine sur les derniers mots qu’il prononce  : « Maintenant je suis parti / Je suis parti avec le vent / Je suis le vent », presque identiques à ceux du début. Cette structure cyclique fait de la fin aussi bien la répétition réussie d’une tentative initiale que l’achèvement d’un retour en arrière sur une disparition déjà survenue. Les deux acteurs britanniques donnaient une intensité déchirante à ce combat contre la dépression, lutte entre la perte de tout désir et la célébration modeste de l’existence, la pulsion de mort dans l’affrontement du danger et la patiente sauvegarde de la vie. En cela, Patrice Chéreau conciliait création personnelle, importance pour lui de la  narration, et fidélité à l’écrivain.

Le théâtre de Jon Fosse relève bien de la singularité d’une dramaturgie, mais d’une dramaturgie qui reste celle d’un poète attaché, dans une œuvre d’une profonde unité, à faire entendre, au-delà de toute distinction de genre, une « voix de l’écriture » indéfinissable, irréductible à toute autre. Les Essais gnostiques (1999, non traduit) rassemblent divers textes qui tentent d’approcher cette « voix de l’écriture », « cette voix presque inhumaine dans sa parole modeste ». « Et ce qui est paradoxal et étrange, c’est que cette voix est là, et qu’elle ne dit rien. C’est une voix muette. Une voix qui parle en se taisant. Il s’agit d’une voix qui en quelque sorte vient de tout ce qui n’est pas dit, c’est une voix qui vient du silence et qui devient audible par moments à travers ce qui disent les autres, le narrateur et les personnages d’un roman, par exemple, ou les personnages d’une pièce de théâtre. »