Remarquablement traduit par Charles Recoursé, Shy, le quatrième roman du Britannique Max Porter, publié aux Éditions du sous-sol en cette rentrée, plonge dans le flux de conscience d’un adolescent autodestructeur et désespéré, et clôt un triptyque sur l’enfance commencé avec La douleur porte un costume de plume (Seuil, 2016) et poursuivi avec Lanny (Seuil, 2019).
Shy, c’est le surnom de cet adolescent de quinze ans qui quitte en pleine nuit la résidence pour mineurs délinquants dans laquelle il vit, un sac rempli de pierres sur le dos et un walkman plein de musique jungle sur les oreilles, pour aller se noyer dans un étang. Des tonnes de cailloux sur le dos, un dernier pétard calé en biais dans un paquet de clopes vide, mais surtout des voix plein la tête : c’est ce singulier flux de conscience qui frappe tout d’abord à la lecture de ce bref roman sombre et nerveux. Car à l’intérieur de ce que l’on peut désigner comme le récit cadre du livre – la fugue de Shy et sa traversée de la nuit bleue en direction de l’eau noire – viennent se glisser d’autres régimes de parole, des souvenirs d’enfance et d’autres voix qui se mêlent à la sienne et parlent de lui à sa place.
Ces voix prennent corps sur la page par de nets changements typographiques : polices différentes, gras, italiques, variations de taille des caractères, utilisation de guillemets ou de crochets, brusques blancs sur la page… Petit à petit on identifie plusieurs personnages, plusieurs époques de la vie de Shy, différentes formes de souvenirs qui constituent un flux de conscience riche et épais, une polyphonie singulière, très poétique, dont la grande réussite se situe dans les effets d’échos et de rupture. Le paysage mental de Shy se dessine à mesure qu’il avance dans la nuit : « La nuit est pleine des sillages lumineux brisés de ces souvenirs où les sens se mélangent, comme s’il avait gobé quelque chose sauf qu’il est cent pour cent clair, il se balade en enfilant les souvenirs »
Et ils sont durs les souvenirs de la courte vie de Shy, adolescent hypersensible, en rupture avec ses parents et le système scolaire, débordé par ses désirs et ses peurs, et submergé par des accès de violence. A quinze ans il a « taggué, sniffé, fumé, juré, volé, tranché, cogné, fui, sauté, démoli une Ford Escort, détruit une boutique, saccagé une baraque, pété un nez, planté un couteau dans le doigt de son beau père ». Nous sommes en 1995 en Angleterre et Shy a atterri dans cette Ecole de la Dernière Chance, une institution pour mineurs délinquants dirigée par une équipe de travailleurs sociaux mais qui s’apprête à fermer, victime de promoteurs immobiliers : « l’année prochaine ce sera la cuisine d’un connard de riche ».
Les différentes voix dans la tête de Shy (on identifie, entre autres, celle de sa mère, celles des travailleurs sociaux du centre, celles de ses camarades Cal le Bourge, Benny et Jamie, mais aussi la voix off d’un reportage télévisé sur l’institution qui l’accueille) dessinent l’immense souffrance d’un adolescent en rupture ; mais aussi le rejet de ces adolescents par une société qui ne sait pas quoi faire d’eux et leur retire cette dernière chance qu’est l’école. Et qui bien sûr préfère poser la question en ces termes, via la voix off du reportage télé : ces adolescents sont-ils « des jeunes gens psychologiquement dérangés qui nécessitent une pédagogie adaptée, ou une bande de criminels logés, nourris et blanchis par l’Etat ? »
Heureusement, Shy a la musique qu’il écoute à longueur de journées, la drum’n’bass – et plus précisément la jungle, musique électronique née au Royaume-Uni dans les années 90 et qui se caractérise par son tempo très élevé. « Je suis un enfant de la jungle, essaye pas de me changer. » Une musique rapide donc, saccadée et métallique, dont la langue de Max Porter épouse le tempo, et notamment dans le montage des différentes voix, qui s’apparente à la construction d’un morceau. « Il l’entend nettement dans sa tête, exactement comme le break de batterie originel qui déferle à la manière d’une vague, se réinsère sans cesse en lui-même et se loge dans le cœur de Shy, ce truc qu’il adore quand le tempo chute de moitié, s’avachit, bombe le torse, dégaine ses armes et tout à coup bondit, explose net et charnu, perfection mathématique, décollage vers les étoiles, pur produit des boîte à rythme et des sample et en même temps invention divine. »
Et il y a véritablement une sorte de décollage vers les étoiles dans ce roman ou – pour le dire plus sobrement – une remarquable bascule vers la possibilité du surnaturel qui est une des grandes réussites du livre. Chez Max Porter la nuit est bleue, elle est « immense et elle fait mal ». Elle est aussi le lieu qui brouille la frontière entre le réel et le cauchemar. Le récit est hanté de personnages fantomatiques et le motif obsédant du rêve est présent dans les souvenirs de Shy tout au long du récit. Mais c’est dans la dernière partie du livre, quand Shy se retrouve enfin face à l’étang, que cette dimension fantastique se déploie plus amplement dans le récit.
Face à l’eau, les autres voix s’apaisent, Shy un peu défoncé pénètre dans l’étang, mais il est arrêté dans son élan par la vision de « deux formes » étranges qui flottent, et qui vont offrir au récit sa conclusion à la fois horrifique, drôle et d’une immense tendresse. La possibilité pour Shy d’une dernière chance.
On quitte ce récit hanté nous aussi, et pour longtemps, par un drôle de petit fantôme : elle s’appellerait Virginia Woolf (l’autrice anglaise mit véritablement fin à ses jours en se noyant dans une rivière), elle aurait quinze ans, fumerait des pétards et son « stream of consciousness » aurait le tempo de la drum’n’bass. Il y a des petits fantômes plus sympathiques que d’autres.