Faisons un détour pour évoquer La danseuse, le nouveau roman de Patrick Modiano : « ma façon d’opérer a consisté le plus souvent à soustraire du poids : j’ai cherché à ôter du poids, tantôt aux corps célestes, tantôt aux villes ; surtout j’ai cherché à ôter du poids à la structure du récit et au langage ». C’est dans Les leçons américaines, d’Italo Calvino. Et entre les deux laconiques que sont l’écrivain italien et le romancier français, des liens existent.
Voici le roman le plus bref de son auteur, quatre-vingt-quinze pages, de courts chapitres, et presque rien. Mais un rien qui obsède, comme dans les rêves, puisque en lisant un roman de Modiano on erre à la lisière de la veille et du sommeil. La lumière est incertaine, voilée et, quand on longe des couloirs qui n’en finissent pas, on n’y voit pas grand-chose. Le rêve encore, le labyrinthe. Et pour le narrateur, le chemin le plus sûr est le quai longeant la Seine parce qu’il va droit, ou bien les larges avenues ouvrant des perspectives : elles donnent de l’assurance à ces personnages qui pourraient se tromper au carrefour.
La danseuse est, d’un temps désormais lointain, la seule personne dont on possède des photos. La couleur de sa chevelure, le narrateur n’est pas trop sûr de se la rappeler. Souvent il reste dans le flou. Il lui semble, il croit que, il se demande. Il aimerait aussi en savoir plus sur telle ou telle personne rencontrée à l’époque de cette danseuse. Personne ne lui répond, on se montre évasif. Queneau, que le jeune Modiano fréquentait et avec qui il allait jusqu’à Asnières, au cimetière des chiens (il le raconte dans Éphéméride), partait dans un éclat de rire d’asthmatique quand les questions devenaient trop intimes. Et l’auteur de La danseuse, lui-même, reste elliptique ou silencieux.
La danseuse a un fils, appelé « petit Pierre », mais le père a disparu. Il valait mieux qu’il prenne le large. Un ami de jeunesse, Hovine, aide la jeune mère en gardant l’enfant après l’école, le narrateur fait de même. Il emmène l’enfant en promenade au bois de Boulogne ou au cinéma, avenue de l’Opéra, voir des films de Disney. Le garçon et son compagnon adulte ne parlent pas. C’est inutile, ils se comprennent. Pour les amateurs de Modiano, chaque détail parle. L’enfant fait des puzzles et, je l’ai dit en d’autres occasions, l’œuvre de notre écrivain est un puzzle ou une mosaïque. Les promenades au bois de Boulogne, le jeune Patrick les faisait avec son père, et la Petite Bijou, souvent laissée seule, faisait déjà partie de cette cohorte d’enfants livrés à eux-mêmes qui ne se révoltent jamais, qui prennent les adultes comme ils leur arrivent. Pierre, à l’instar du narrateur, ne se souvient pas de tout. Avant que sa mère ne le reprenne, il a grandi à Biarritz, ville qu’a habitée l’auteur de Livret de famille et d’Un pedigree.
Mais passons sur la biographie et, pire, sur l’autobiographie. Modiano « vaporise ». Il ressemble à ce débutant manquant de repères qui écrit des chansons, travaille pour l’éditeur Maurice Girodias, cherche dans l’écriture une « discipline », semblable à la danse. Il a connu les après-midi « bizarres » dans des bars de la rue Godot–de-Mauroy ou ses environs du neuvième arrondissement et il a sans doute fréquenté une Pola Hubersen : on la croisait déjà dans Souvenirs dormants, de même que Madeleine Péraud qui fait lire des ouvrages occultes à la danseuse. Le retour des personnages n’est pas une invention de Modiano ; celui des fantômes un peu, quand même.
Beaucoup d’entre eux sont en effet des spectres, comme ce Serge Verzini, qu’il rencontre pourtant en pleine lumière, au carrefour Raspail, rue de Sèvres, de nos jours. Verzini lui donne ses coordonnées, sans trop le vouloir : son numéro de mobile est à onze chiffres ; le fixe est Opéra 81.60. Quand le narrateur l’appelle, personne ne répond. Pas de quoi s’étonner, depuis le temps que les trois lettres en préfixe ont disparu. Et puis le téléphone fait partie des outils d’une inquisition. Rien de pire pour les héros ou narrateur de Modiano. Verzini et les amis qu’il côtoyait auraient pu avoir leur portrait sur une fiche anthropométrique, les menottes aux poignets. La danseuse elle-même est compromise : la mallette que lui laisse le père du petit Pierre avant de prendre la fuite est remplie de billets. On peut avoir des doutes sur leur origine.
N’oublions pas ces figures menaçantes qui trainent sur le boulevard, attendent la danseuse à une terrasse proche de la salle dans laquelle elle répète, ou la dérangent dans le train Paris-Saint-Leu-la-Forêt qu’elle prend longtemps, quotidiennement, avant que Verzini ne lui vienne en aide en lui trouvant un appartement porte de Champerret. Ces frères Barise, il peut la débarrasser d’eux. Qu’importe s’il passe à l’acte ou pas, il suffit qu’il le dise.
On ne sait jamais grand-chose ; cela nous convient. Sans doute parce que la réalité que décrit par instants le narrateur est d’une brutalité ou d’une vulgarité que l’auteur n’a jusque-là jamais exprimée. Paris, aujourd’hui, tel qu’il le voit, ce sont des cohortes de touristes, des « brigades » entières qui défilent en masse, forment une « armée en déroute », ou c’est un « flot » qui passe devant certains cafés sans y entrer. Plus rien de la ville qu’arpentaient Nerval, Apollinaire ou Brassaï, pour ne citer qu’eux. Une ville en noir et blanc, avec ses ombres, ses silences, ses zones aussi attirantes que dangereuses. Les saisons elles-mêmes ont disparu et nul aujourd’hui ne ferait du ski à Montmartre ou sur le cours Albert 1er comme à l’hiver 1941. Décembre ressemble à mai.
Lire comme on rêve est l’une des manières de procéder avec ce roman dans lequel, à proprement parler, il ne se passe rien de tangible. Le narrateur accompagne la danseuse, les secrets demeurent.
On pourrait lire en mécanicien. Dans Encre sympathique, Roger Béavioure, patron du Garage du Trocadéro et spécialiste Chrysler, ou Roland Jacquet qui œuvrait dans Villa triste, auraient pu nous éclairer sur le moteur Modiano. Comment ça fonctionne ? J’en reviens à Calvino : légèreté, rapidité et exactitude. Les ellipses laissent au lecteur le soin de comprendre et d’interpréter. Ces pages si peu nombreuses, ce n’est pas la pauvreté d’une imagination, c’est au contraire le long travail d’élagage, de ratures, de suppressions de tous ordres qu’à des titres divers on trouve chez Calet, Simenon, Ravey. Moins, c’est plus, et chez Modiano, de façon claire, le plus est la dimension poétique. Ainsi, pourquoi Saint-Leu-la-Forêt ? Parce que Chevreuse, parce qu’ailleurs Denise Coudreuse, pour une sonorité, une musicalité.
Dans ce roman comme dans les précédents, les chapitres ne s’enchainent pas de façon logique et la chronologie, ce n’est pas une nouveauté, est celle d’une mémoire qui cherche à retrouver des « bribes », pour reprendre le mot du narrateur. Il faut accepter le coq-à-l’âne, l’apparente digression, il faut se laisser flotter et parfois, si l’on est trop rationnel, se laisser surprendre. Ainsi, vers la fin du roman, le narrateur témoin laisse place à un narrateur omniscient comme dans les romans les plus classiques. Il donne à voir la danseuse marchant dans la ville jusqu’à l’église Saint-Louis-d’Antin, où elle reçoit la fameuse mallette. Après avoir fait une « mauvaise rencontre », après avoir commis « une erreur de jeunesse », une nouvelle vie commence : « Qu’est-ce que c’est, se demanda-t-elle, qu’une erreur de jeunesse ? La plupart du temps presque rien. À son âge tout cicatrise très vite, et bientôt, il n’y a même plus trace de cicatrice. Plus de témoins à charge. Plus aucune trace de rien. De nouveau, l’innocence ». À supposer que l’innocence existe.