Platon peut-il être kitsch ?

Le kitsch, comme l’a vu Kundera, est l’une des caractéristiques de notre civilisation : il n’est plus seulement un art dégénéré, voué au laid et parodiant les modes, mais une composante essentielle de notre présent, élevant le superficiel au rang d’essence des choses. Il semble être aux antipodes du platonisme qui façonna la culture occidentale pendant des siècles. Et pourtant n’y avait-il pas déjà du kitsch chez Platon ? Heureusement non.

Gilles Lipovetsky et Jean Serroy | Le nouvel âge du kitsch. Gallimard, 454 p., 26 €
Platon | Œuvres complètes. Édition revue et corrigée sous la direction de Luc Brisson. Flammarion, 2 200 p., 59 €

Gilles Lipovetsky décrit, depuis L’ère du vide (Gallimard, 1983), la société postmoderne, son individualisme forcené, son éthique « indolore », la montée des communautaristes et les transformations du féminisme, le monde de la mode et du luxe. Ses essais sont brillants, d’une lecture aisée, et donneront, si jamais notre civilisation disparaît dans un cataclysme et que seuls ses livres survivent, un témoignage intéressant sur notre époque. Lipovetsky a parfaitement suivi le mot d’ordre de Michel Foucault selon lequel la tâche de la philosophie est de décrire le temps présent, en journaliste sociologue. Il était presque fatal qu’il consacrât, avec le professeur de littérature Jean Serroy, un livre au kitsch, phénomène par excellence de ce qu’ils ont décrit dans un livre antérieur comme « l’esthétisation du monde » sous le capitalisme (Gallimard, 2013). 

Comme on l’a souvent dit, le kitsch n’est pas une catégorie esthétique, à l’instar du grotesque, du baroque et du rococo. C’est plutôt, comme l’ont bien vu ses premiers critiques comme Musil, Greenberg (« Avant-garde and Kitsch », Partisan Review,‎ 1939) et Broch, un certain type d’esprit et de (mauvais) goût, associé d’abord à certains styles (de meubles, de décors, d’objets manufacturés, d’architectures) caractérisés par leur vulgarité, leur caractère décadent et dégénéré. La nature fabriquée, parodique, imitée, des productions kitsch (comme le dit Greenberg : « Le kitsch est « imitation de l’art d’imiter ») est manifeste depuis que, comme l’a dit Benjamin, l’art est entré dans l’ère de la reproductibilité technique. Mais plus encore il repose sur deux confusions, entre le beau et le bon (comme le dit Broch, « le système « kitsch » exige de ses partisans : « Fais du beau travail » alors que le système de l’art a pris depuis des siècles pour maxime le commandement éthique : « Fais du bon travail »), et entre jugement esthétique et sentimentalité larmoyante ou riante. Comme le dit Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être : « Le kitsch fait naître coup sur coup deux larmes d’émotion. La première larme dit : Comme c’est beau, des gosses courant sur une pelouse ! La deuxième larme dit : Comme c’est beau, d’être ému avec toute l’humanité à la vue de gosses courant sur une pelouse ! Seule cette deuxième larme fait que le kitsch est le kitsch ». Il y a aussi de l’infantile dans le kitsch. La définition de Gombrowicz est très pertinente : « cucul ». Kundera dit aussi : « Le kitsch est la négation absolue de la merde ». Mais, ce faisant, il en produit en masse : le kitsch est l’art de transformer un matériau artistique ou culturel en bullshit (foutaise).

Scènes de « La mélodie du bonheur »© CC BY 2.0/orangemania/Flickr

On en prend la mesure avec la fresque historico-sociologique de Lipovetsky et Serroy, qui surpasse les nombreux catalogues existants des manifestations artistiques, sociales et économiques du kitsch. Ils en retracent les origines chez les bourgeois parvenus copiant la culture aristocratique, avec le règne des objets et manufacturés, son intrusion dans l’architecture, la peinture, la musique et l’opéra, puis dans le cinéma, la publicité et finalement le tourisme de masse et le consumérisme universel. Lipovetsky et Serroy montrent ensuite comment cette première vague du kitsch est suivie d’une autre, celle du « néo-kitsch » qui envahit l’ensemble de la consommation, de l’affichage numérique aux parcs d’attraction, de la mode à la nourriture des fast food envahis par « kitsch-up ». Le kitsch se transcende dans le Camp, le mauvais goût adopté par dérision, souvent associé à la culture gay, qui adore Barbara Cartland ou Barbie, mais qui se généralise à toute la culture médiatique. Les listes des manifestations de l’empire du kitsch mondialisé dressées par Lipovetsky et Serroy donnent le tournis. Rien ne leur échappe de ce bric-à-brac, du kawai japonais à Gilbert and George, Warhol ou Koons, jusqu’aux ronds-points et aux mangas. Au bout d’un moment, on peut se demander si toute production humaine d’artefacts n’est pas, d’une manière ou d’une autre, kitschoïde. Se refusant à donner une définition, ils dressent des listes sous toutes sortes de rubriques associées à des formes économiques, artistiques et culturelles – excès, marchandisation, mauvais goût, médiocrité heureuse, sentimentalisme compassionnel, baroquisme, pastiche, toc, tape-à l’œil et clin d’œil, etc. – sans qu’on voie ce qui rattache la variété de ces formes à une essence commune. L’univers du kitsch est anti-platonicien : il est multiple par nature et consacre le règne de l’imitation et du simulacre : tout est copie et copie de copie. 

L’une des caractéristiques du kitsch, au moins dans sa première période, est d’être moche, même si ses publics trouvent ses productions à leur goût : sinon pourquoi les gens accrocheraient-ils des tableaux criards aux murs, ou mettraient-ils des meubles biedermeier dans leur salon ? Mais le kitsch n’est pas seulement laid : il est faux et mensonger. Broch dit que cette fausseté consiste à confondre le bien et le beau, en les identifiant à ce qui plaît. Cela revient à porter un jugement négatif sur le kitsch : c’est une forme de mal dans l’art et la culture. Lipovetsky et Serroy refusent, quant à eux, de porter un jugement : pour eux, le kitsch est avant tout un phénomène social et culturel, produit du capitalisme consumériste, et répondant aux besoins des humains. Leur point de vue anthropologique se tient à distance des jugements esthétiques, intellectuels et moraux qui guidaient Broch, Musil, Adorno ou Kundera.  « C’est comme ça », diraient les Rita Mitsouko, icônes kitsch. Pourtant, malgré leur neutralisme sociologique, Lipovetsky et Serroy admettent que des jugements esthétiques peuvent se réintroduire dans cette production, avec le kitsch de second degré, dont on connaît des exemples au cinéma chez notamment Douglas Sirk, Quantin Tarantino et surtout Wes Anderson. Tout le matériau de ces auteurs est kitsch, mais il est sublimé dans des œuvres authentiques, mélos transcendants, dont le contenu moral ne se réduit pas au contenu décoratif. Le kitsch ironique sature des films comme All That Heaven Allows (1955) et pourtant ce sont des films de haute valeur artistique. Il y a même du meta-meta-kitsch avec le remake de ce film par Todd Haynes (Far from Heaven, 2002). Le remake est l’essence du kitsch. Chez Wes Anderson, le niveau de l’ironie méta-kitsch est poussé à ses limites, mais peut-on réduire ses films à de brillants exercices d’humour camp ? Le décor est kitsch, mais le fond ne l’est pas, et ici il faut bien revenir à la distinction platonicienne entre les formes authentiques – les Idées – et les simulacres. Je soupçonne Lipovetsky, inspiré par Deleuze et Lyotard, d’avoir toujours mis ses cartes du côté des seconds et de contester la distinction. 

C’est précisément dans cette identification du kitsch au décor que se montre une autre limite de l’approche anthropologique de Lipovetsky et Serroy. Dans leur tableau quasi exhaustif de l’extension civilisationnelle du kitsch, ils notent qu’à partir des années 1960 le kitsch a envahi aussi la haute culture dont la philosophie (dit-on) fait partie, et qu’il y a un dandysme kitsch chez des auteurs comme Lacan et Derrida, avec leur style calembouro-psychanalytico-heideggero-gongoresque.  Mais nos auteurs, de manière surprenante, ajoutent : « Précisons que nous n’associons pas ce kitsch à la médiocrité de la pensée, ce n’est pas l’objet de ce livre d’évaluer l’apport intellectuel de ces auteurs ». Pour eux, le kitsch philosophique tient seulement au style baroque, ampoulé, ronflant de Derrida et de Lacan, ou aux envolées poético-pensantes de Heidegger. Cela signifie qu’ils considèrent le kitsch comme relevant seulement du style et du décor. Mais le kitsch ne tient pas uniquement à la forme, mais aussi au contenu, car c’est bien, comme l’ont vu Broch et Kundera, un type de pensée, à la fois sur le plan intellectuel et sur le plan moral. S’il y a du kitsch chez Derrida, Lacan et d’autres philosophes, c’est bien dans le contenu de leur pensée et non pas seulement dans leur style. Leur médiocrité ne tient pas qu’à leur clinquant, car en philosophie aussi il y a de la pacotille. Le kitsch s’introduit en philosophie quand on cesse de travailler, et qu’on s’approprie sans effort des idées qu’on n’a pas essayé de penser et quand on pense faux, ce qui est parfaitement compatible avec la fausse profondeur [1].

Gilles Lipovetsky et Jean Serroy | Le nouvel âge du kitsch
« Play-Doh », (1994–2014,) Jeff Koons, aluminum polychrome © CC BY-SA 2.0/Isabell Schulz/Flickr

Le kitsch, et pas seulement en philosophie, est fondamentalement anti-platonicien et sophistique : il cherche le joli aux dépens du Beau, le plaisant au lieu du Bien et le faux au lieu du Vrai. C’est pourquoi il est aux antipodes de tout l’art classique, en particulier quand celui-ci s’inspire du platonisme. Erwin Panofsky a montré que le platonisme imprègne tout l’art occidental de l’Antiquité à la Renaissance[2].

Platon est anti-kitsch car il est l’auteur des doctrines les plus décriées de la philosophie et de la culture d’aujourd’hui. Il soutient qu’il y a, derrière les apparences sensibles et les corps, des réalités intelligibles, les Idées ou les Formes, qui constituent la vraie nature des choses et occupent un monde suprasensible que l’on ne peut atteindre que par un effort de l’esprit qui suppose une dialectique ascendante. Ces formes sont ce que les médiévaux ont appelé les universaux – l’idée d’Homme, l’idée de Table – et les entités mathématiques en sont l’incarnation la plus parfaite. Platon soutient que la connaissance est l’opinion vraie pourvue de raison, et qu’elle ne peut pas résider dans la sensation. Le kitsch est à la gloire de la sensation, il hait l’Idée et la raison. Il prend toujours le parti de l’apparence, contre celui du réel. Quand Euthyphron lui demande si la piété est le fait d’être aimé des dieux ou si les dieux aiment quelqu’un parce qu’il est pieux, Socrate adopte la seconde position. Nos contemporains, qui sont antiréalistes, adoptent tous la première thèse. La question de l’Euthyphron peut se poser pour le kitsch : les costumes du Ku-Klux-Klan, les fêtes nazies, staliniennes ou maoïstes sont-elles kitsch ? Pour ceux qui les contemplent aujourd’hui, sans doute. Mais l’étaient-elles pour les victimes ? Contrairement à Lipovetsky et Serroy, je pense que le kitsch n’est pas seulement une forme ornementale : il est aussi une propriété réelle des choses, il y a du kitsch en soi. C’est pourquoi le nominalisme, l’antiréalisme, l’anti-universalisme et le culte du multiple et du simulacre sont les prolongements philosophiques du kitsch et ses alliés, et les grands ennemis du platonisme. 

"Platon. Œuvres complètes" © Flammarion

Mais n’y a-t-il pas aussi du kitsch platonicien, du « too much », chez les néo-platoniciens, dans les hypostases plotiniennes et les hiérarchies célestes de Denis l’Aréopagite ? Dans le maniérisme de Raphaël ? L’art renaissant n’est-il pas un vaste remake de Platon ? Platon lui-même n’est-il pas quelque peu kitsch quand il laisse proliférer les Idées, et envisage qu’il y ait des Idées de la crasse sous les ongles ? Ne l’est-il pas dans sa guerre ambiguë contre les sophistes, quand il chasse les poètes de sa cité mais use lui-même des mythes ? On s’est moqué de sa méthode de division quand l’Académie s’interrogeait pour savoir si les citrouilles sont des fruits ou des légumes. Mais le summum du kitsch pseudo-platonicien a été atteint par Alain Badiou, qui s’est payé le luxe, il y a quelques années, de réécrire à sa propre sauce – communiste – la République [3] . Pour pousser le remake à son terme, l’auteur aurait même, nous a dit Vanity Fair, commencé à écrire un scénario pour Hollywood, avec l’intention de donner le rôle de Platon à Brad Pitt, celui de Socrate à Sean Connery et celui de Xanthippe à Meryl Streep.

Le seul remède à ce Platon de pacotille est de relire la réédition du superbe volume des Œuvres complètes de Platon dirigé par Luc Brisson, sans doute l’un des plus grands platonisants de notre temps, qui réunit toutes les traductions publiées entre 1987 et 2006 dans la collection Garnier-Flammarion. Ce remarquable travail d’équipe, auquel contribuèrent Monique Canto-Sperber, Louis-André Dorion, Jean-François Pradeau, Frédérique Ildefonse, Monique Dixaut, Michel Narcy, Nestor Cordero, Catherine Dalimier, Georges Leroux et bien d’autres, vint se substituer aux traductions de Léon Robin dans la Pléiade, et à celles des Belles Lettres. Il vise à rendre accessible à un autre public que celui qui sait le grec l’œuvre de cet Athénien du cinquième siècle avant notre ère, qui fonda ce qu’on appela la philosophie. Le pari fut réussi car ces traductions sont devenues les plus utilisées. Cette réédition très maniable s’accroît de la traduction de plusieurs dialogues apocryphes. Les notes sont réduites au minimum, et, comme dans la première édition, les introductions des volumes GF sont omises. Il est seulement dommage que l’honnête homme et l’honnête femme n’aient plus accès aux mots grecs, même translittérés – car tant de mots de notre vocabulaire philosophique sont grecs. Henri Joly, l’auteur du Renversement platonicien (Vrin, 1974)qui fut un grand platonisant, disait que, plus on avance en âge, plus on revient à Platon, car il incarne la simplicité, qui est sans doute l’antithèse même du cynisme kitsch. 


[1] J’ai en ce sens soutenu qu’il existe, dans la philosophie contemporaine récente, un « réalisme kitsch ».

[2] Idea (1924), traduit par Henri Joly, Gallimard, 1989

[3] Alain Badiou, La République de Platon, Fayard, 2012