Traduisons Veena Das

En 2006, aux presses de l’université de Californie, l’anthropologue Veena Das faisait paraître Life and Words: Violence and the Descent into the Ordinary, son principal ouvrage, proposant une réflexion philosophique sur ce que fait la violence politique aux existences ordinaires, comment elle s’inscrit dans le quotidien et dans une temporalité spécifique, propre à ce vécu marqué par le souvenir de ces événements éprouvants. Il aura fallu dix-sept ans pour que nous parvienne en français ce travail majeur sur la création de soi dans des contextes de violence politique – notamment subie par les femmes – et sur la perception de l’État dans des sociétés postcoloniales.

Veena Das | La vie et les mots. Violence et descente dans l’ordinaire. Trad. de l’anglais par Yves Erard, Christian Indermühle, Emmanuelle Narjoux et Danielle Robert. Préface de Stanley Cavell. Cerf, coll. « Passages », 395 p., 34 €

La vie et les mots n’est que le deuxième livre traduit en français de Veena Das, le premier étant Voix de l’ordinaire (publié à Lausanne chez BNS Press en 2021), un recueil d’articles s’échelonnant sur une vingtaine d’années et qui entre en étroite résonance avec celui-ci. Suivant un décalage de réception ou un défaut de circulation des idées et courants de pensée de part et d’autre de l’Atlantique dont nous sommes hélas coutumiers, le lectorat francophone a donc enfin accès aux écrits originaux de cette chercheuse qui a fait la seconde partie de sa carrière aux États-Unis (à l’université Johns Hopkins notamment) après plus de trois décennies passées en Inde, à la Delhi School of Economics. Il faut ainsi rendre grâce à l’important travail réalisé en ce sens par une équipe pluridisciplinaire de l’université de Lausanne. Ces chercheurs et chercheuses se reconnaissent dans cette recherche traversière qui n’a de cesse de franchir les frontières (voire de les abolir) entre les diverses sciences humaines, entre sciences humaines et littérature. On peut, par exemple, penser au travail ethnographique effectué à Zanzibar par Marco Motta (qui a coédité Voix de l’ordinaire), profondément influencé par la pensée de Veena Das (Marco Motta, Esprits fragiles. Réparer les liens ordinaires à Zanzibar, BNS Press, 2019). La traduction collective qu’ils signent rend hommage à la fois à la fluidité et à la vigueur de la pensée de Veena Das.

Veena Das | La vie et les mots. Violence et descente dans l’ordinaire.

Lire Veena Das, c’est entrer dans un univers singulier, à la croisée de l’anthropologie, de la philosophie et de la littérature, c’est être introduite dans un cercle de correspondances – au sens propre comme au sens baudelairien – avec une cohorte de penseurs et penseuses qui réfléchissent à ce qu’est et ce que fait le langage dans une vie ordinaire : du philosophe Stanley Cavell qui signe la préface de ce livre (lui-même grand lecteur d’Austin et surtout de Wittgenstein) à Didier Fassin qui a beaucoup écrit avec Veena Das [1] et Sandra Laugier à qui l’on doit la diffusion de ce courant de la pensée philosophique américaine dans l’aire francophone. 

Le livre se présente comme un « tissage de deux ethnographies de la violence » : les événements violents qui précédèrent la partition des Indes en 1946-1947 et l’assassinat de la Première ministre Indira Gandhi en 1984. Dans un premier temps, revenant sur le phénomène massif d’enlèvements de femmes hindoues lors de la partition (entre autres violences politiques répertoriées durant ces mois de troubles), Veena Das explique que sa mise en scène a été l’occasion pour le nouvel État-nation indien d’affirmer une vision patriarcale de la société sur laquelle s’est fondée sa politique, et montre ainsi comment la figure de la femme enlevée a été transfigurée pour « instaurer un contrat social qui a créé la nation comme nation masculine ».

S’intéressant aux expressions ordinaires de la douleur, ici celle provoquée par la violence de cet événement historique, l’anthropologue souligne l’importance de prêter attention à ce qui n’est pas dit, à ce qui a été oublié, ou à ce qui a été incorporé. Elle propose une interprétation de la parole de son interlocutrice, Asha – qui avait fui Lahore au Pakistan lors de la partition –, fondée sur une exégèse de ses « énoncés parlés », c’est-à-dire non seulement ses propos, en apparence ordinaires, mais également les données extra-linguistiques telles que les intonations et les gestes performatifs du discours. Ce que son analyse met au jour, c’est que la violence inouïe d’un événement historique et politique a des effets différés sur celles et ceux qui en pâtissent : par-delà la brutalité infligée aux corps (notamment féminins), la détérioration des relations intimes et familiales qui mettent au ban ou blessent les femmes constitue une forme de violence qui s’exerce sur la durée et dans le quotidien de ces vies ordinaires. Cette exploration de la profondeur temporelle révèle la relation entre violence et subjectivité qui est également au cœur de son ethnographie de la période mouvementée ayant succédé à l’assassinat d’Indira Gandhi. 

Après avoir étudié, dans la première ethnographie, la manière dont ses interlocutrices tâchaient d’habiter au quotidien un monde dévasté, de réparer ce qui était endommagé dans les relations inter-personnelles et après avoir mis en évidence la manière dont le souvenir de ce qui avait été vécu s’inscrivait dans la texture de leurs vies ordinaires — titre de son livre récent, Textures of the Ordinary: Doing Anthropology after Wittgenstein (Thinking from Elsewhere), Fordham University Press, 2020 — , elle s’attèle, dans la seconde ethnographie, à étudier les cas où le retour à l’ordinaire est impossible. Au travers d’une discussion passionnante sur la force et les limites d’une lecture littéraire du traumatisme, elle en revient à l’importance de considérer les gestes du corps comme de véritables expressions des blessures de l’âme et non comme comme de simples représentations ou des reflets de ces états d’âme.

Au moyen d’une étude minutieuse des étapes et fragments de la rumeur entourant l’assassinat d’Indira Gandhi – discours rumoral profondément clivé entre la version hindoue et la version sikhe –, elle en reconstitue la trame narrative puis décrypte les enjeux sémantiques et politiques d’une telle polarisation discursive. Dans cette zone d’indétermination, l’État joue un rôle complexe, ambivalent, oscillant entre expression rationnelle (par le discours juridique) et expression magique (par une troublante omniprésence). Ce passage donne lieu à une analyse fine des stratégies et des modalités de la « signature » de l’État – concept emprunté à Derrida – qui se manifeste à travers différents actes d’écriture étatiques.

Veena Das | La vie et les mots. Violence et descente dans l’ordinaire.
IIndira Gandhi (1917-1984), Washington, D.C. (1966) © CC0/WikiCommons

Le dernier chapitre, « Revenir sur le traumatisme, le témoignage et la communauté politique », offre une analyse brillante du concept de traumatisme et du risque d’essentialisation y afférent. Veena Das considère en effet, avec Achille Mbembe dans son essai « À propos des écritures africaines de soi » dont elle propose une lecture critique, que la focalisation sur le traumatisme chez les personnes vulnérables crée une « communauté du ressentiment ». Si elle partage le questionnement de Mbembe sur la manière d’aborder la violence comme un témoignage contre la vie elle-même, ce qui l’intéresse au premier chef, c’est de mettre en lumière cet endroit où peut advenir la création de soi, hors du souvenir d’un vécu douloureux et fantomatique, « un endroit où le défi consiste à rendre le quotidien habitable ». Ce qu’il y a de particulièrement stimulant dans ce chapitre de clôture, c’est l’entrelacs de sa réflexion sur les modes d’écriture du sujet et de construction de soi dans des sociétés marquées par la violence politique, et de sa pensée réflexive sur les modalités et les enjeux de l’écriture anthropologique, les deux étant inextricablement liées dans son acception. 

Pour répondre à la question de fond qui aiguillonne sa recherche – celle de savoir « comment la vie peut être rachetée, c’est-à-dire sauvée de ce type d’opération sans fin de la négation » –, Veena Das propose, en tant qu’anthropologue, une « descente dans le quotidien qui rend possible pour les victimes et les survivants une affirmation de la vie ». L’anthropologie de Veena Das est en effet une anthropologie incarnée, engagée au sens plein du terme, puisqu’elle puise son élaboration dans son expérience personnelle d’assistance aux victimes des violences commises suite à l’assassinat d’Indira Gandhi, et dans sa disposition à se laisser atteindre par la douleur de ses interlocutrices. Sa conception de son rôle d’anthropologue est magnifiquement exprimée dans le passage suivant qui prend appui sur la célèbre image de la bêche retournée de Wittgenstein. Elle file la métaphore en ces termes : 

« Si dans la vie, dit Wittgenstein, nous sommes entourés par la mort, de même la santé de notre entendement est entourée par la folie. Wittgenstein nous renvoie au quotidien par un geste d’attente : Dès que j’ai épuisé les justifications, j’ai atteint le roc dur, et ma bêche se tord. Je suis alors tenté de dire : ‘c’est ainsi justement que j’agis’. Dans cette image de la bêche retournée, qui indique un stylo retourné, nous avons l’image de ce que peut être l’acte d’écrire dans l’obscurité de cette époque. Pour moi, l’amour de l’anthropologie s’est avéré être une affaire dans laquelle, lorsque j’atteins le roc dur, je ne brise pas la résistance de l’autre, mais dans ce geste d’attente, je laisse la connaissance de l’autre me marquer. En ce sens, ce livre est aussi une autobiographie. »

Cette déclaration fait écho à la conception de la philosophie de Stanley Cavell selon lequel la vertu première de la philosophie est la réceptivité. Cavell, dont le jeu de mots favori, « words/worlds », comme nous le rappelle Sandra Laugier dans sa préface à la précédente traduction de Veena Das en français, Voix de l’ordinaire, a aussi inspiré le titre d’un volume d’hommages à Veena Das : Wording the World [2]un titre qui rappelle immédiatement celui du présent essai. Saluons donc la publication, même tardive, d’un ouvrage devenu depuis longtemps un classique de l’anthropologie, qui a ouvert un nouvel espace entre anthropologie et philosophie, et gageons qu’il inspire de nouvelles générations de chercheurs en sciences humaines.


[1] Voir notamment le chapitre qu’il signe dans Veena Das, Michael Jackson, Arthur Kleinman, Bhrigupati Singh, ed., The Ground Between. Anthropologists Engage Philosophy. Duke University Press, 2014 : Didier Fassin, « The Parallel Lives of Philosophy and Anthropology », p. 50-70.

[2] Roma (Chatterji), ed., Wording the World. Veena Das and Scenes of Inheritance, Fordham University Press, 2014.