Comment écrire la tragédie qui, chaque jour ou presque, a lieu en mer Méditerranée et dans la Manche ? Comment écrire ces scènes de noyade collective de migrants qui ne font l’objet le plus souvent que d’une brève de presse ? Le philosophe Vincent Delecroix croit au pouvoir du récit, en s’appropriant le naufrage de 29 migrants tentant de rejoindre les côtes anglaises, en novembre 2021, dans lequel la marine nationale est mise en cause. Avec Naufrage il a écrit une fiction qui, centrée sur une vigie, interroge avec justesse notre propre regard. Mais lorsque l’écrivain à court de mots a recours à un lyrisme des plus gênants, le récit se brouille et neutralise l’attention.
Pour évoquer la question, Jean-Charles Massera avait pris le parti d’un montage documentaire des plus violents construit à partir de bribes de récits de migrants (Occupy Maculinity et autres problèmes déposés, Verticales, 2023) ; il était resté en retrait, préférant faire entendre cette insupportable bande-son de notre contemporain. Dans Naufrage, Vincent Delecroix part non pas des mots et des cris des migrants comme Massera, mais de ceux d’une femme, membre d’un CROSS (Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage) de la marine nationale. Du haut d’un sémaphore à Boulogne, elle observe chaque nuit la mer et les navires. Face à la Manche, elle réceptionne et relaie les appels de détresse, a pour fonction de veiller sur tous les passagers de cette mer, légaux et illégaux. Mais cette nuit-là, malgré les appels répétés d’un jeune homme sur un canot de fortune en panne, elle n’a rien dit, ou du moins elle n’a pas dit : « tu ne mourras pas, je te sauverai ».
C’est ce silence qui est au centre de la première partie du livre de Delecroix. La scène se passe dans un bureau à Cherbourg, lors de l’audition de cette femme – elle n’a pas de prénom – par une gendarme chargée de faire la lumière sur ce naufrage. La fonctionnaire lui ressemble avec dix ans de plus, comme si ce premier texte était un passage au miroir : plusieurs voix se superposent, celle du dialogue avec la gendarme, celle enregistrée par le CROSS des échanges avec les naufragés, seule archive de la tragédie, et enfin son monologue intérieur, sa petite voix intérieure à elle, la vigie. Elle joue son rôle : elle n’a pas failli, elle a fait son travail, elle a répondu aux naufragés, elle les a rassurés, mais elle n’a pas lancé l’alerte côté français, misant sur la dérive du zodiac surchargé et abîmé vers les eaux anglaises. La gendarme la met en cause, s’indigne de son attitude, elle ne répond pas, elle regarde par la fenêtre les travailleurs africains sur un chantier. L’autre femme voudrait voir en elle une coupable ; non, elle n’a pas d’opinion sur les migrants ; ils l’agacent comme tous ceux qui appellent plusieurs fois pour dire leur situation de détresse et occupent la ligne inutilement, mais elle n’est pas comme beaucoup à Boulogne à trouver que « c’est bien fait pour les migrants » ; elle n’a pas d’empathie non plus, elle n’est pas membre d’une ONG ; ce qu’elle dit, elle, c’est qu’en prenant la mer sur une telle embarcation ils ont pris un gros risque : en novembre, quand l’eau est froide, la Manche est dangereuse ; ce qu’elle dit, elle, c’est qu’ils ont joué et qu’ils ont perdu. Voilà, « fin de l’histoire ». Aussi, quand la gendarme tente de dresser son portrait psychologique, elle ne répond pas aux questions personnelles, elle n’a pas un profil singulier : à ses yeux, elle est une femme « normale » qui élève seule sa petite fille Léa, déjeune chaque dimanche avec ses parents, a de bonnes relations avec ses collègues. Le ton est glaçant, et, à la lecture de ces quatre-vingts premières pages, le personnage imaginé par Vincent Delecroix génère un malaise : qu’est-ce que cette narration par la distance ?
Puis, brusquement, nous voilà sur l’embarcation de fortune, les passeurs ont déjà filé, nous sommes avec les 29 migrants, dont une fillette. C’est la nuit noire, nous savons que bientôt ils vont se noyer, nous savons que le moteur va tomber en panne, que les boudins de caoutchouc vont se dégonfler, nous savons que la fillette va être une des premières victimes. Mais l’écrivain en fait le récit minute par minute, il focalise son regard sur le jeune homme qui a le portable le plus puissant, il abandonne peu à peu tous les autres, au fur et à mesure qu’ils sombrent. Il se met dans le corps du garçon, il l’éprouve : « Pénétrant dans l’eau, il a suffoqué d’abord, senti son cœur qui s’accélérait , incontrôlable, sa respiration complètement affolée. Écrasé par le froid, parcouru de tremblements ». On a envie de fermer le livre. De l’abandonner là, tant cette écriture est complaisante, tant elle échoue à dire l’indicible.
Puis, dans une dernière partie, la narratrice reprend la parole. Elle n’est plus à Cherbourg mais au bord de l’eau, elle court sur la plage le long de la mer. S’ouvre un nouveau monologue intérieur. C’est un dialogue, plus exactement, qui s’amorce avec nous qui la regardons comme nous avons regardé les migrants se noyer. Le ton est autre, ni glaçant, ni lyrique, simplement une voix, celle d’une femme qui fait un jogging, qui songe à sa vie comme elle ne l’a jamais fait car, depuis son audition, elle a été suspendue. Elle ne scrute plus la mer la nuit. Mais son regard se retourne vers nos yeux, nous les contemporains, nous qui voyons aussi les migrants se noyer chaque jour, car, la nuit où la tragédie s’est passée, nous étions dans nos canapés. « Il n’y a pas de naufrage sans spectateurs », écrit la narratrice. Alors, à son tour, sous nos yeux, elle entre dans la mer, elle rejoint les noyés, elle va mourir. Il n’y a là aucun sacrifice, elle en fait le récit, « nous ne la sauverons pas », nous ne nous sauverons pas. « Tu ne seras pas sauvé » sont ainsi les derniers mots du livre de Vincent Delecroix.
On regrettera d’autant plus son choix d’avoir construit le livre en triptyque, car toute la force que dégage son texte vient s’abîmer sur le récit du naufrage ; certes, l’appel est entendu, mais au prix de l’effacement des principaux protagonistes, des acteurs de notre contemporain : les migrants.