Les mots des poètes nous laissent libres d’écouter leurs résonances, de les prolonger, de les rêver plus avant… ainsi dans le titre de ce recueil d’Emmanuel Moses. Dès le seuil, il invite à s’arrêter, à l’interroger. J’y ai tout d’abord entendu comme un écho rendu en français de ce mot clef du regard, du geste théâtral de Brecht : « Verfremdungseffekt », souvent dit en français par l’effet d’éloignement, de distanciation : cette invitation à l’étrangeté. Au dépaysement. Voir avec d’autres yeux.
Mais ici, le mot « Étude » ouvre à un tout autre monde que celui du « Gestus » de Brecht. Ici, c’est peut-être au sens de l’« étude » du peintre, des esquisses et dessins qui préparent, annoncent, renferment en germe le tableau à venir. Il parle peut-être de recul, juste distance, perspective et proportions, ombres et lumières
Un dieu me visitait sous les poutres enfumées / Tu as recouvert de ces grains de couleur ma paume tendue […] Il me fallait un peu de ciel mais / le marchand de couleurs / n’ avait plus de bleu / Alors j’ai pris le vert pour l’espérance […] Les heures les plus pauvres / Tu les transformeras en fruits d’or sur ton chemin / Et aux moments d’obscurité / Elles rayonneront autant que les autres
Et puis, il y a aussi ces traits à la mine de plomb, qui disent l’entaille : Une fissure dans l’aube […] Le temps qui passe autour de toi / Fendille à peine l’infini […] L’envers du temps pressé, qui fend, qui fuit / Un immobile fragment neigeux / Éclat subit d’éternité.
Comme un puits au fond duquel on jette une pièce de monnaie, tout au fond de cette Étude d’éloignement, n’y a-t-il pas quelque chose qui résonne ? quelque chose à entendre, au-delà de ces seules consignes, comme des conseils à un jeune peintre : Observer chaque pas / L’inflexion de la jambe et l’angle de contact avec le sol / Le tout s’avérant parfois difficile / À travers le rideau de larmes.
Oui, tout au fond du puits, mine de plomb et blanc de zinc, fragments, bris : Les miettes de chaux dégringolent et s’en vont former des petits / tas blancs
Et lorsque les poètes sont eux-mêmes traducteurs, qu’ils habitent d’autres langues, et des poésies en d’autres langues, comme il est passionnant de retrouver soudain comme l’ombre portée des mots d’ailleurs, d’entendre les résonances de sens, de nuances comme d’autres dimensions déposées dans leur propre écriture – secret registre de leur propre voix. Ainsi d’Emmanuel Moses, fin et expert traducteur de l’hébreu, et dans son écriture, cette voix, dont Appelfeld, dans une page d’une rare beauté et ferveur, disait, à propos de Shmuel Yosef Agnon : « L’ironie avait disparu de sa voix, remplacée par la nostalgie. J’aimai cette voix […] la voix qu’il avait héritée de ses pères, celle de Tehila – Cette voix était la vraie voix. » Tehila, ce récit dans la lumineuse et fervente traduction d’Emmanuel Moses, et justement ici, par la magie d’un mot aussi pauvre que « la chaux », entendre soudain quelque chose résonner, comme de loin, de très loin. Soudain entrevoir une clarté venue d’ailleurs. Peut-être cette aura selon Benjamin : « Qu’est-ce à vrai dire que l’aura ? Une singulière trame d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il. » Cette lumière, ce rayonnement, comme déposés dans la langue par cette traversée qu’est la traduction. Ici, réparant en filigrane tant de fissures et arrachements, et fragments, et ces miettes de chaux et leur métamorphose tracée dans cette encre autre.
Ainsi de cette aura déposée dans les mots d’Emmanuel Moses par la magie de cette grande traversée qu’est sa traduction de ce récit d’Agnon : « de même que son visage était illuminé, sa pièce rayonnait elle aussi […] les bords des murs étaient badigeonnés de chaux bleue. Le pot, recouvert d’un parchemin, reposait sur la table, avec à ses côtés de la cire à cacheter et une bougie – Elle étendit la feuille de papier devant moi et apporta l’encre et la plume. […] Et trempe-la dans cette encre. Je ne doute pas de la tienne mais je tiens à ce que ma lettre soit écrite avec ma propre plume. » Et les fragments et débris et écailles de chaux deviennent les clartés bleues des margelles et seuils de l’hospitalité d’un être de réconciliation. Écouter cette voix, tessiture à l’infime des mots, ceux du poète et ceux, déposés par la traduction, tel un pollen de très loin, ainsi de ces vers de Moses, comme tracés dans ce même souffle : Arrive un moment dans ta vie où la voix du monde, muette jusque-là, te parle / Où elle s’adresse à toi / Où elle t’offre l’accueil / Peux-tu alors faire autrement que l’écouter ? / Qu’accepter l’invitation ? / Comme un qui sans attaches / Trouverait soudain un gîte là où il ne voyait que la poussière / des chemins.
Ainsi, déposée au cœur, au vif d’une écriture, invisible à l’œil nu, une aura où vibre la présence de l’enfant, en douceur et inquiétude – et les rêves « d’une route sous la neige / Comme celle du Voyage d’hiver » – et ces vers d’un poète chinois au soir de sa vie : « Ce que je n’entendrai jamais : / Le battement d’aile du papillon / La chute des pétales de la rose ».