Ce que l’on sait ordinairement de la vie terrestre de Jésus ne vient qu’en partie des quatre Évangiles canoniques. Beaucoup de thèmes abondamment traités, en particulier par les peintres, ne figurent nulle part dans le Nouveau Testament. Ils ne nous sont connus que par des textes tenus pour apocryphes et pourtant repris par la tradition. Juxtaposer les uns et les autres change notre regard sur divers aspects de cette existence exceptionnelle.
Imagine-t-on un christianisme sans crèche avec l’âne et le bœuf, sans les « rois » mages, sans fuite en Égypte à dos d’âne ? Ainsi en irait-il pourtant si l’on devait se contenter de ce que racontent les Quatre. On ne saurait rien non plus sur Anne et Joachim, les parents de Marie, ni sur l’enfance de celle-ci, ni sa différence d’âge d’avec Joseph, rien sur les enfants de celui-ci. C’est aussi dans un apocryphe qu’est racontée la rencontre de Pierre avec Jésus dans la banlieue de Rome avec la fameuse question : Quo vadis ?
Les choses paraissent simples et claires : le Nouveau Testament contient les paroles de Jésus-Christ et les commentaires que purent en faire ses disciples, directs ou indirects comme Paul. S’y ajoute une Apocalypse rédigée par le même « disciple que Jésus aimait », à qui l’on doit le quatrième Évangile. Tout ce qui est susceptible d’importer au bon chrétien est là. Les autres évangiles, actes, épîtres, apocalypses, seraient apocryphes, c’est-à-dire l’œuvre de faussaires ou d’hérétiques, en tout cas d’auteurs non fiables. La curiosité que suscitent ces divers textes est d’autant plus excitante que l’esprit d’orthodoxie la jugerait malsaine.
Or tel n’est pas le cas. Plusieurs de ces textes sont à l’origine d’enseignements tout à fait officiels de l’Église et de tableaux qu’elle a commandés à des artistes qu’elle appréciait et finançait. Hormis sa mort sur la Croix, les épisodes les plus représentés par les peintres n’illustrent pas les discours de Jésus mais des scènes qui ne figurent nulle part dans le Nouveau Testament. Le petit âne de la fuite en Égypte, les animaux de la crèche, les parents de Marie, ou encore la crucifixion de Pierre la tête en bas. L’exemple le plus massif est l’usage qui fut fait de l’Apocalypse de Paul : toutes les représentations chrétiennes de l’enfer prennent leur origine dans ce livre qui n’a jamais été intégré au canon officiel de l’Église.
Autant dire que qualifier un texte d’apocryphe n’est pas le rejeter dans les ténèbres de l’hérésie ni véritablement le dissimuler. Le statut de ces textes est flou : l’Église ne les présente pas comme sources de son enseignement mais ne les rejette pas non plus, du moins pas tous. Si elle les utilise, comme elle fait de l’Apocalypse de Paul, elle n’invite pas ses fidèles à y aller voir. Elle reprend à son compte ce qui lui importe et le présente comme une des vérités dont elle est porteuse.
La fixation du canon a été l’enjeu d’importants débats qui ont duré plusieurs siècles – on peut même considérer que l’aboutissement n’est survenu qu’en 1546, lors du concile de Trente. Il n’était pas illogique que fussent retenus assez précocement les quatre Évangiles connus de longue date pour tels. Ce sont incontestablement les plus complets et les mieux écrits. On peut discuter l’orthodoxie de l’Évangile de Thomas, mais il est clair que ce catalogue de sentences est bien moins vivant et touchant que les Quatre. On n’a pas dit les choses ainsi, cela ne prouve pas qu’on n’y aurait pas été sensible.
On mentionne rarement le fait que certains textes ont appartenu un temps au canon officiel avant d’en être retirés. Ainsi du Pasteur d’Hermas, de la Didachè ou de l’épître de Barnabé. L’affaire a concerné aussi l’Ancien Testament, dont la composition exacte a varié dans le temps et n’est pas la même pour les catholiques, les orthodoxes, les protestants ou les juifs. Cela fait qu’en présentant tous les livres susceptibles d’y figurer, la traduction œcuménique de la Bible donne une composition plus riche que ne le font les éditions catholiques, protestantes ou juives, et différente de chacune d’elles.
Un des arguments que l’on oppose généralement aux textes rejetés comme apocryphes est qu’ils seraient très tardifs. On dira en substance que ne peut être authentique un texte dont on peut prouver qu’il n’a pas été écrit avant le deuxième ou le troisième siècle. L’argument est moins fort que sa belle simplicité ne le laisse paraître. L’Église considère que l’Évangile de Jean n’a pas été rédigé avant les années 90, soit deux tiers de siècle après la Crucifixion. Croire à son authenticité, c’est considérer que la mémoire en a été fidèlement conservée ou transmise. Cela n’a rien d’invraisemblable. Qu’une société qui accorde une telle importance à la tradition orale puisse transmettre ainsi une mémoire fidèle, les hellénistes le constatent à propos des poèmes homériques. Mais quelle raison interdirait qu’une transmission ait pu être fidèle sur une plus longue durée ? Et puis des genres comme ceux de l’apocalypse, de l’épître, des actes d’apôtres, ne supposent pas que l’auteur ait rencontré Jésus durant sa vie terrestre – ce que Paul lui-même n’a jamais fait. Quel argument de date pourrait prouver l’authenticité de l’Apocalypse de Jean et l’inauthenticité de celle de Paul ? Celle-ci n’est sans doute pas de la plume de Paul mais il est douteux que celle dite de Jean soit davantage l’œuvre de son auteur proclamé. Beaucoup de textes de toutes sortes sont pseudépigraphes au sens où leur auteur réel n’est pas celui qui est présenté pour tel, parce que, peut-être, il a utilisé un pseudonyme. Mais on n’entre pas pour autant dans un procès en inauthenticité.
Le seul argument sérieux pour rejeter un texte dans les limbes de l’apocryphe présente l’inconvénient d’être circulaire mais il touche l’essentiel : est tenu pour authentiquement inspiré un texte exposant une doctrine que l’Église juge conforme à la vérité. C’est-à-dire à la doctrine qu’elle professe. Seule l’importance décisive reconnue à l’Institution permet de sortir de la circularité. Mais tel est bien le catholicisme, et l’Institution elle-même s’est constituée au fil d’intenses débats qui ont duré au moins trois siècles, si l’on prend pour référence le concile de Nicée, en 325. Au cours de ces débats, on s’est éloigné à la fois du continuisme judéo-chrétien et de la rupture ultrapaulinienne avec la pensée juive. La véritable raison pour laquelle certains textes ont été rejetés comme apocryphes est qu’on y reconnaissait ou bien la tradition judéo-chrétienne ou bien, plus souvent, des tendances dualistes et anti-juives que l’on rapprochait de la mouvance gnostique.
Depuis une vingtaine d’années, la Pléiade a accompli une œuvre précieuse en publiant des éditions scientifiques de tous les livres qui ont participé aux débats fondateurs du christianisme, ce dont on ne saurait trop féliciter ses responsables. Il y eut d’abord un volume dédié aux Écrits intertestamentaires (1987) consacré principalement à la bibliothèque de Qoumrân. Vinrent ensuite deux volumes pour les apocryphes chrétiens (1997 et 2005), suivis d’un autre rassemblant les Premiers écrits chrétiens (2016), On ne saurait oublier le recueil (2007) des écrits gnostiques issus de la bibliothèque de Nag Hammadi en Haute-Égypte, découverts en 1946. Certains écrits se retrouvent dans plusieurs de ces volumes dont l’ensemble constitue une somme admirable. Le livre qui paraît cet automne la complète en offrant la première traduction de l’Évangile de Judas, découvert semble-t-il dans les années 1970 en Moyenne-Égypte et apparu dans une vente en 2000 avant de trouver un abri en Suisse.
Mais son objet principal s’inscrit dans une autre logique, complémentaire : puiser dans cette somme destinée aux spécialistes pour offrir au grand public cultivé un bel outil de réflexion. Il est très éclairant de présenter côte à côte les quatre Évangiles et tous ces textes qui furent déclarés apocryphes évoquant aussi la vie de Jésus et de ses proches. Ces multiples écrits sont d’une grande hétérogénéité. On a d’une part ceux qui défendent une doctrine différente de celle qui a été retenue par l’Église. C’est ainsi que l’Évangile de Thomas est généralement considéré comme d’inspiration gnostique. Beaucoup de ces textes obéissent à une autre logique, moins doctrinale que littéraire : les auteurs ont voulu combler les trous de la narration. Ce peut être en racontant la jeunesse de Marie ou les pérégrinations de la Sainte Famille vers l’Égypte. Il est probable que les auteurs de ces textes ont pensé faire œuvre pie et qu’ils ne se percevaient pas comme des faussaires lorsqu’ils inventaient des épisodes vraisemblables que d’ailleurs l’Église n’a pas cru bon de rejeter même quand elle n’en a pas fait des articles de foi. Les inventaient-ils, d’ailleurs, ou reprenaient-ils à leur compte les bribes d’une tradition orale conservée ?
Il s’agit là d’un des procédés de création littéraire les plus fructueux : s’efforcer de combler les trous laissés dans un cycle célèbre en inventant ce qu’il a pu advenir d’un petit événement ou d’un personnage mineur. Il en est allé ainsi aussi bien à partir des épopées homériques que de la légende du roi Arthur. Et l’on s‘est mis à bâtir des crèches avec âne et bœuf, à représenter trois rois chargés de cadeaux pour le bébé, puis à voir Marie sur son petit âne.