La hantise d’Algérie

La journaliste Ariane Chemin consacre un récit à un suicide collectif familial, qui pourrait ressembler à un fait divers mais qui s’inscrit dans une histoire politique tragique. Elle établit avec justesse des liens entre cet événement, réduit par la justice suisse et la presse à une banale histoire de complotistes à tendance survivaliste, et des faits tout aussi dramatiques qui se sont déroulés en Algérie le 15 mars 1962, quelques jours avant les accords d’Évian. Ne réveille pas les enfants ne tombe jamais dans les raccourcis et appelle à réfléchir à la manière dont l’Histoire traverse les générations, sourdement mais avec une très grande puissance, dans une violence qu’il serait criminel de négliger.

Ariane Chemin | Ne réveille pas les enfants. Éditions du sous-sol, 185 p., 18,50 €

Cinq personnes d’une même famille sautent du septième étage, à Montreux, en Suisse, en mars 2022. Quatre périssent. Ils sont français, le père est âgé de 40 ans, son épouse et sa sœur jumelle ont 41 ans, la fille du couple n’a que 8 ans, et leur fils, 15 ans, est le seul qui échappe à la mort. Les trois adultes ont fait des études brillantes mais semblent avoir renoncé à toute ambition professionnelle pour vivre presque cachés. C’est suite à une intervention policière au domicile de la famille, en lien avec la scolarisation à domicile d’un enfant, que les cinq membres de la famille se jettent depuis leur balcon du haut du septième étage. Les gendarmes frappent à la porte en signalant leur présence. Personne ne leur répond. Après un court laps de temps, les agents quittent les lieux. Dans cet intervalle, un témoin a appelé la police pour signaler que des corps sont tombés du balcon d’un appartement. 

Les cinq membres de la famille ont sauté les uns après les autres à une minute d’intervalle, sans un cri, d’une manière qui semblait organisée, le père sautant en dernier. C’est ce que l’enquête a permis de reconstituer grâce aux images prises par la caméra de surveillance du casino voisin. L’enquête montre qu’aucun d’entre eux n’était sous l’emprise de drogue, et qu’aucune trace de lutte ou de coups n’a été retrouvée. Ce suicide collectif s’est déroulé dans une ville qui avait été marquée, environ vingt ans auparavant, par la série de suicides collectifs d’adeptes de la secte de l’ordre du Temple solaire. La concision des éléments afférents à l’enquête ajoute au mystère. 

Or, il se trouve que les sœurs jumelles sont les petites-filles d’un célèbre écrivain algérien, Mouloud Feraoun, lui-même assassiné par l’OAS le 15 mars 1962. Très connu en Algérie, Mouloud Feraoun a intégré l’École normale d’instituteurs de Bouzareah, dans la banlieue d’Alger, et c’est là qu’il rencontre Emmanuel Roblès qui restera son ami de cœur. Après ses études, Feraoun retourne enseigner dans sa région, la Kabylie, à Tizi Hibel, se marie et fonde une famille. Ses aspirations à une société plus égalitaire, ses idéaux d’enseignant et ses liens avec l’administration coloniale font de lui un ennemi idéal. Il écrit, des récits, mais aussi un journal, à partir de 1955, qu’il échoue à faire publier, malgré le soutien de Roblès, et malgré cet argument de poids, rapporté par Ariane Chemin : « Si un tel livre voyait le jour, les gens comprendraient que la guerre d’Algérie n’est pas une plaisanterie. » De déménagement en déménagement, Feraoun et sa famille vivent dans la peur permanente, la peur, cette « arme de guerre », cette angoisse qui « noue les cœurs durant toutes ces années, en Algérie, à chaque coup frappé à l’entrée des maisons ». Et c’est la peur qui fait dire à Feraoun, le matin même de son assassinat, alors qu’il se rend sur les hauteurs d’Alger, au domaine du Château-Royal, pour une réunion de travail avec les principaux responsables des centres sociaux éducatifs, à son épouse : « Ne réveille pas les enfants. »

Ariane Chemin Ne réveille pas les enfants
Ariane Chemin © Emmanuelle Marchadour

Ariane Chemin construit son récit en passant d’une époque à l’autre, celle du grand-père, Mouloud Feraoun, et de la terreur algérienne, à la vie en France puis en Suisse des sœurs jumelles. Cette construction permet de faire surgir des rapprochements troublants, les palmiers de l’allée menant à Château-Royal et les palmiers de Montreux, les coups frappés à la porte par la police de Montreux, rappelant d’autres coups et d’autres portes, des dates qui sonnent comme des anniversaires, toutes ces coïncidences dont la journaliste ne peut rien faire si ce n’est de les mettre en exergue, et de laisser au lecteur le soin de développer les hypothèses qu’elle sème au fil de son enquête. Comment ne pas lire dans ces existences qui peinent à tracer leur chemin, dans la brutalité de la mort, le retour de ce qui ne passe pas, ce passé de guerre, de terreur et d’assassinat ? 

En suivant le fil de cette histoire particulière, Ariane Chemin rappelle que les guerres ne se terminent jamais, transmises d’une génération à l’autre, véritable poison instillé en secret, dont il faudrait pouvoir se débarrasser. La parole est-elle salvatrice ? Ici, celle de la journaliste ne sauve pas les petites-filles Feraoun et leur famille, mais peut-être trace-t-elle une voie pour nous enjoindre de continuer à réfléchir aux liens indémêlables entre l’histoire intime et l’Histoire, aux répercussions, au plus profond de chacun d’entre nous, des événements qui sont aussi ceux d’un peuple. Il s’agit de prendre nos responsabilités, tant sur le plan individuel que sur le plan collectif, d’être capable de nommer et de reconnaître, préalable indispensable, mais si difficile, à un horizon éclairci.