Alba, héroïne et narratrice d’Éden, le nouveau roman de l’Islandaise Audur Ava Olafsdottir, est linguiste, spécialiste des langues rares en voie de disparition. Elle observe également sa langue maternelle avec une attention d’ornithologue ou d’entomologiste. Son activité d’universitaire l’obligeant à voyager souvent hors de l’Islande, elle décide de compenser son empreinte carbone en plantant des milliers d’arbres. Ce ne sera pas sa seule décision.
Audur Ava Olafsdottir est l’auteure de Rosa Candida (traduit par Catherine Eyjólfsson, Zulma, 2011) ; ce roman a connu un énorme succès. C’était le roman que les libraires recommandaient, que le bouche-à-oreille faisait circuler. En 2019, le prix Médicis étranger a récompensé l’auteure pour Miss Islande (traduit par Éric Boury, Zulma). Entretemps, plusieurs romans avaient installé Audur Ava Olafsdottir dans notre paysage et, s’il faut en recommander un plus que les autres (la manie des classements), distinguons Ör, disponible chez Zulma poche depuis 2019 (traduit par Catherine Eyjólfsson). Mais tout est à lire, tout est réjouissant, tout sonne juste dans l’œuvre de la romancière islandaise.
On y trouve des constantes : l’importance (et la fragilité) de la Nature, la nécessité des rencontres, les plus probables comme les plus imprévisibles, la quête d’un autre espace et donc le voyage initiatique. Hekla, alias Miss Islande, voulait devenir romancière, quitter si nécessaire son pays pour le Danemark, elle le fait. Dans Ör, étymologiquement la cicatrice, Jonas sait également quelle voie choisir pour mourir sans faire souffrir sa fille. Ce suicidaire part de son île et se répare en retapant un hôtel en ruine dans un pays détruit par la guerre, la Bosnie peut-être. Dans Rosa Candida, Arnljótur voguait vers le continent avec une bouture de rose rare pour rendre vie et beauté à un jardin, et retrouver Anna avec qui il avait eu un enfant. Ce même désir de réparer est au cœur d’Éden.
Mais résumer l’œuvre de la romancière à ses thématiques est réducteur. Elle a un ton, une manière, et le lecteur se sent d’emblée chez lui, comme s’il était un familier dans la maison Olafsdottir. Ses courts chapitres portent tous des titres, souvent éclairés par le contenu, et peuvent avoir quelque chose de fantaisiste. Ou bien ils s’apparentent à une rêverie. L’auteure emploie le présent comme on avance sans préjuger de rien sur un sentier, et ne cherche pas, de façon systématique, l’enchainement chronologique ou logique. Sans parler de coq-à-l’âne ou de digressions, disons qu’elle ne tend pas le fil d’une intrigue. Elle emprunte des chemins de traverse qui cependant convergent tous vers une fin.
Dans Éden, Alba, ainsi prénommée parce que sa mère, comédienne, a interprété le rôle de Bernarda Alba dans la pièce de Lorca, a largement hérité de sa mère le goût de la liberté. Une femme fantasque avec qui vivre n’allait pas de soi. Sa liberté lui importait plus que tout. Ce goût de la liberté, la narratrice le manifeste en achetant un terrain pentu, caillouteux. Nul ne lui donne beaucoup de chances d’obtenir un résultat. Elle veut y planter plus de cinq mille arbres. Son père discute ses choix, sans toutefois les empêcher. Le voisin du père, veuf comme lui, se prénomme Hlynur, mot qui veut dire érable dans un pays où ne poussent pas beaucoup d’arbres. Hlynur offre celui qu’il a planté dans son jardin de Reykjavik et que l’on transplantera à sa mort.
Alba doit aussi subir les conseils de Betty, sa demi-sœur. Obsédée par son emploi à la banque du sang, cette infirmière l’est aussi par la sécurité, au temps où tout circule vite (et mal). Alba complète son emploi à l’université en étant relectrice pour une maison d’édition. Elle corrige un recueil de poésie écrit par un de ses jeunes étudiants, manuscrit au titre sans cesse changeant dans lequel elle apparaît, de façon très voyante. Il y est question d’un amour.
Ce travail de relectrice lui permet de constater ce qui change. Bien des romans traitent du thème des arbres, du rôle singulier de leurs racines, ou bien il est question des cétacés et de leur capacité à absorber le CO2. Elle lit également les romans policiers qui abondent dans l’île et circulent au-delà. Son attention aux mots, aux phrases, n’est pas sans effet. L’ironie pointe. Ainsi quand une autrice de polar écrit : « La nuit s’abat » sous des latitudes qui connaissent des levers ou couchers interminables. Ailleurs, elle raille, l’air de rien, la propension de son éditrice à transformer de brefs poèmes écrits par des réfugiés en textes explicites, engagés, quand le silence ou l’ellipse s’imposent. L’auteure Olafsdottir fait signe, avec un sourire malicieux.
Autour d’Alba, dans la campagne qu’elle choisit, l’accueil n’est pas exceptionnel. Celui d’Alfur, notamment. Il est le frère de Sara Z., la « reine du crime » dont Alba a relu certains manuscrits. Alfur élève des moutons et il guignait le terrain que vendait sa sœur. Il n’était pas le seul. Un riche entrepreneur voulait acheter le terrain, et récupérer l’eau de la fonte des glaciers, en faire un « produit » congelé vendu partout : des glaçons islandais dans un apéritif continental, ce serait une saine « gestion » de l’eau. Alba relève ces mots internationaux ou islandais. Les premiers la dérangent. Ironie, là encore. Les seconds la fascinent : ils ont des racines, ils les déploient. Ainsi de ce « á », modeste lettre qui renvoie aussi bien à la rivière, à l’année et au bélier. Comme les arbres, les mots font réseau, et portent la vie. Cette vie qui chez elle crée une obstination tranquille, une certitude du juste.
Malgré les avis contraires, Alba s’obstine en commençant par retaper le « lieu de séjour » vendu avec le terrain. Elle quitte Reykjavik, son emploi à l’université, une assise matérielle qui ne semble pas son vrai souci. Elle se débarrasse de sa bibliothèque professionnelle et donne tous ses livres de grammaire à Håkon, qui tient dans le village la boutique de la Croix-Rouge. Les habitants achètent tous les volumes, dont le succès dépasse celui des romans policiers. Quelques notes amoureuses glissées dans les pages des ouvrages austères expliquent peut-être le phénomène. La rumeur s’amplifie dans ce microcosme villageois.
Face à tous ceux qui la conseillent, la mettent en garde, Alba a une vision qui la guide : elle sent que ce monde est en danger, que les changements climatiques mettent en péril les cadres les plus installés. Des glissements de terrain affectent l’île et, dans le même temps, la sécheresse menace ; un cétacé meurt échoué sur une plage voisine et nul ne sait quoi faire de l’immense corps qui pourrit ; les oiseaux sont empoisonnés quand ils ne sont pas atteints par la grippe aviaire. Souvent, Alba écoute les informations, entend les chiffres. D’autres fois, ce sont les voisins qui disent ce qui menace, ou tel chauffeur de taxi, Témoin de Jéhovah, qui annonce l’Apocalypse, lisant dans chaque signe – y compris une plaque minéralogique – les événements catastrophiques à venir (il a la solution, on la connaît).
Alba continue de planter ses arbres et, surtout, de croire aux humains. C’est le cas avec Danyel, un adolescent arrivé en Islande on ne sait comment. Il est facile de deviner. Il ne raconte jamais le voyage, ne parle pas davantage du passé. Il apprend la langue avec quelques autres réfugiés, compagnons de fuite et d’errance. Une langue étrange pour lui, une langue dans laquelle « il existe plus de cent termes pour désigner le vent en fonction de sa direction, de son degré d’humidité, des frimas ou de la douceur qu’il apporte ».
Alba l’accueille, l’héberge, il y a là quelque chose de troublant. On en restera là ; au lecteur de découvrir toutes les racines cachées.