Hypermondes (26)
Dérèglement climatique et décroissance, intelligences artificielles et univers virtuels, premier contact et exploration planétaire, langue revisitée, utopie, angoisse du futur : dans Visite, son nouveau roman, Li-Cam brasse certains des sujets les plus prégnants de la science-fiction. Loin d’un pot-pourri de figures imposées, tous ces thèmes se croisent pour construire une fiction sans centre, vibrante et plurielle, qui prend le risque des frontières floues, des zones franches entre les territoires littéraires bien cadastrés, pour s’inquiéter d’un avenir incertain.
Visite décrit une utopie qui a la modestie du possible : l’humanité, contrainte et forcée, a su mettre en place une société raisonnable. On y vit dans des « éco-bats », bâtiments modulables « à lae fois ferme verticalen, logements sociaux, et atelier de fabrication et de transformation ». Y règnent l’entraide, la mise en commun et le travail collectif en échange de « services gratuiten mutualisés ». Face à des températures qui flirtent avec les 50° C, on y accueille les réfugiés climatiques, tout en considérant enfin avec attention les écosystèmes mis à mal et en les protégeant. N’éludant ni les contraintes ni les restrictions, Visite crée un futur crédible et cohérent et, en cela, précieux.
Cette nouvelle société va avec un nouveau langage. Celui dans lequel est écrite la plus grande partie du livre – quelques textes empruntent encore notre langue présente – a été remis à plat « pour s’assurer que les vieils réflexes de domination des humaines et de destruction des écos ne reviennent pas ». Li-Cam a inventé une langue qui ne se contente pas d’écriture inclusive ou d’une simple féminisation, mais qui dé-hiérarchise plutôt les genres en les brouillant, qui met en place un neutre sans qu’il devienne une norme. Cela donne par exemple : « la serveuse avait allumé et placé al centre de leur table an gros bougie parfumé ». Passé les premières pages, et justement parce qu’elles demandent un effort, la cohérence du travail saute aux yeux : dépaysant, déstabilisant l’être qui lit, la langue contribue autant que ce qui est raconté à l’emmener ailleurs.
Ailleurs, c’est la planète Sitive, apparue soudain dans le système solaire. A-t-elle toujours été là sans qu’on s’en aperçoive ? A-t-elle surgi pour une raison précise ? Ces questions taraudent la plupart des personnages et des habitants de la Terre. Sitive abrite une forme de vie très éloignée de celles qu’ils connaissent. Par son apparition et sa nature, la planète désarçonne l’humanité, et avant tout la mission scientifique qui l’explore.
Roman choral, Visite entremêle remarquablement et véritablement les voix et les textes. Il y a les rapports d’Anna, la cheffe de la mission, et d’autres membres de l’expédition. Les réunions organisées par Basile, gouverneur de l’Europe. Les discussions virtuelles de Rubis et de ses copains, ados ordinaires. Les pensées de multiples personnages : retraités, scientifiques, artistes, habitants des éco-bats. Les questionnements de Sitive, l’astrophysicienne rétive qui a découvert la planète et lui a donné son nom – à son corps défendant. Les interventions des « quants », sortes d’IA faites du « cinquième état de la matière, de ce rien qui donne sa cohérence au tout, à l’univers : le Fluxe » ; bienveillants, ils existent aux côtés des humains et les aident : « L’humanité est sortie de l’enfance en se créant une descendance technologique qui ne pense pas comme elle, qui n’a pas le même rapport au temps, à l’espace et au langage ». Bien loin d’une création contrôlée et dominée, il sont plutôt nés spontanément du développement des échanges numériques.
Une autre voix, plus mystérieuse, révèle peu à peu son identité. Et il y a surtout celle de Néea, qui, le matin, n’active pas sa neuro-prothèse afin d’éprouver « ces perceptions qu’elle a appris enfant à aimer, avant que les médecines ne se chargent de lui apprendre que lae monde qu’elle appréciait tant n’était qu’an chaos de sensations erronées ». Néea dont la sensibilité outrepasse la technologie pour s’exprimer malgré tout, Néea chérie par Hugo et par les lecteurs tant elle est la balise aiguë des bouleversements qui affectent son monde et tant on la suit dans une évolution qui est aussi une émancipation – bien que « les médecines » y voient des épisodes psychotiques – Néea, dont on apprend incidemment que son « handicap sévère », ainsi que celui d’un autre personnage, est dû à la pollution chimique.
Par la proximité de plus en plus grande des monologues intérieurs, par leur chevauchement parfois, Li-Cam représente un monde où certitude et permanence, battues en brèche, s’effritent. Un monde jamais exempt de menaces et pourtant riche. Beau par ses personnages autant qu’angoissant par la manière dont il leur glisse entre les doigts. Il n’y a pas de message clair dans Visite, et c’est tant mieux, car cela permet une rencontre avec l’inhabituel, un éveil par le texte et non par les idées – même s’il y en a.
À l’heure où les droites européennes sacrifient allègrement l’avenir, Visite, comme d’autres œuvres de SF ou de littérature générale – Gorge d’or d’Anni Kytömäki, les romans de Kim Stanley Robinson ou ceux de Marc Graciano, nombre de livres de La Volte… –, tourne résolument le dos aux débandades intellectuelles et sensibles.