Peut-on mettre en lumière les mécanismes sociaux par lesquels l’obéissance s’est imposée durant la pandémie de covid ? Peut-on établir la part du conformisme dans cette traversée du confinement ? Mais qu’est-ce qu’obéir veut dire ? C’est au moyen de ces vieilles questions que le livre de sociologie signé Théo Boulakia et Nicolas Mariot, L’attestation, trace le confinement comme outil de gouvernement durant la pandémie sidérante des mois de mars à juin 2020. Obéir, certes, mais dans quelles limites ? Se soumettre, sans doute, mais sur quel terrain et jusqu’où ? Acquiescer, allons-y, mais avec quelles petites ruses en poche ? Voici un ouvrage inattendu qui éclaire la façon dont nous vivons les situations de crise.
L’enquête démarre sur les chapeaux de roue, dès le 15 avril 2020, avec un questionnaire lancé via la presse locale et des réseaux d’étudiants et de chercheurs. Il en résulte 16 000 réponses à partir de quatre questions simples : Aviez-vous toujours votre attestation ? Vous est-il arrivé de la modifier pour rester en règle en cas de contrôle ? Avez-vous dépassé l’heure lors de vos sorties ? Avez-vous dépassé le kilomètre autorisé ?
À ces retours se sont jointes 3 000 personnes qui ont accepté de raconter en quelques lignes la manière dont elles ont vécu et ressenti ce temps suspendu. Le tout complété par 250 histoires de confinements extraites de la presse locale et par une brève enquête sur les pratiques quotidiennes des forces de l’ordre.
Une première partie aborde les formes de la coercition de l’État, le soupçon généralisé, la police des sorties, le record des verbalisations dans les Alpes-Maritimes ; le règne des caméras, notamment à Nice avec 771 caméras pour 100 000 habitants ; les drones dans le bois de Boulogne ou de Vincennes ; les hélicoptères dans le Limousin ou en Normandie ; les techniques de vidage des forêts, plages, montagnes, zones naturelles. Avec dans le top 5 des départements les plus verbalisés : Mayotte, la Seine-Saint-Denis, la Guyane – les départements les plus pauvres de France. Sur le reste du territoire, régnait une profusion d’adaptations, des règles locales fractionnant le « rapport à l’autorité » afin de produire mille histoires d’interprétation.
Mais l’essentiel n’est peut-être pas là. Ce qui importe, c’est le climat créé localement, les sentiments éprouvés par les habitants, leur manière d’évoluer avec ce fond rugueux d’inquiétude. La peur du dehors, que les auteurs nomment l’inquiètement, pour dire le halo des peurs qui se chevauchent, la peur de voir le médecin, de faire ses courses, d’ouvrir sa porte, cette glu de peurs qui s’empare de vous à mesure qu’elle s’étend.
Une seconde partie de l’ouvrage sort la baguette magique du statisticien et met en série les lignes de conduite, les variations de postures, les attitudes dominantes. Une typologie ordonne les postures sur une échelle, des plus obéissantes aux plus transgressives. Un tableau se dessine peu à peu, avec finesse, entre les conformistes et les désobéissants, au croisement de l’histoire des individus et de leurs manières de vivre le confinement.
C’est une première que d’enquêter sur le contrôle général des déplacements individuels en temps réel. Si la règle voulait que les individus restent chez eux en limitant au maximum leurs sorties, en temps et en distance, quelques exceptions furent accordées moyennant une signature, par les individus eux-mêmes, d’une attestation dont l’absence ou le détournement pouvait donner lieu à sanction en cas de contrôle par les forces de l’ordre. Le contrôle ? Durant les deux mois du premier confinement, policiers et gendarmes ont effectué environ 21 millions de contrôles dont 1,1 million ont donné lieu à verbalisation.
Pour les quatre questions concernant la fameuse attestation – l’avoir modifiée, dépasser l’heure, dépasser le kilomètre, n’avoir rien en poche –, les répondants devaient indiquer si cela était arrivé toujours, souvent, rarement ou jamais, de manière à construire une échelle fort instructive. 33 % des 16 000 répondants disent n’avoir commis aucune de ces transgressions. 21 % reconnaissent une ou plusieurs d’entre elles. Enfin, 42 % ont déclaré au moins une transgression régulièrement répétée parmi celles qui leur étaient proposées. Les entorses invisibles sont massives ! Et se répètent sans crier gare ! Les petits arrangements avec les règles (d’autres diraient des adaptations secondaires) montrent que le mot obéissance ne permet pas de rendre compte des pratiques.
Regardons de plus près. Notons qu’un quart (23 %) a déclaré sortir plus d’une heure par jour « souvent » ou « parfois ». La même proportion (23 %) affirme avoir modifié l’attestation. Par contre, le dépassement du kilomètre autorisé n’est déclaré que par 15 % des enquêtés. La dernière transgression, ne pas avoir d’attestation, recouvre 7 % de la population interrogée. Il s’en dégage plusieurs familles de pratiques : la classe des « claustrés », qui ne bougeront jamais de leur domicile (dont de nombreux étudiants) ; les « exemplaires », qui appliquent bruyamment toutes les règles et les gestes barrière ; les « légalistes », qui observent seulement le nécessaire ; les « insouciants », avec des transgressions légères ; enfin, les « protestataires », qui revendiquent leurs désaccords (faire du bruit, chanter, circuler sans attestation…). Les petits arrangements se distribuent selon l’âge et le sexe jusqu’à la protestation de rue : « ils veulent nous tuer ! ».
Avec cette enquête, nous sommes loin de « l’obéissance de masse » annoncée dans le titre comme mode d’être permanent ! Et nous sommes loin de la soumission qui s’inclinerait devant l’ordre. Car l’enquête montre une certaine intelligence des situations, des comportements qui jouent entre le pouvoir, le droit et le vrai. Comme avec la fameuse signature de l’attestation. L’exercice du pouvoir ne passerait-il pas par ce paraphe mille fois répété ? L’apposition de sa signature – haut signe d’individualité – pour attester le vrai de ses heures de sorties et sur le kilomètre voulu contient une responsabilité, une prétention à dire la vérité. Or, on s’autorise soi-même dans les plis de l’autorisation du Prince. Auto-contrôle et hétéro-contrôle, c’est dans ce double mouvement que se noue une autorité commune, deux interprètes autorisés mais dont le dernier possèdera la force finale. L’autorité de l’énonciation individuelle serait elle bouclée par une signature ?
C’est cette dernière qui interroge. En cochant une case et en signant, en mentionnant une heure et un lieu, l’attestation est un dispositif à la jonction du mental et du social, une production de vérités, et les auteurs de prolonger les propositions de Michel Foucault : « le pouvoir ne cesse de questionner, de nous questionner ; il ne cesse d’enquêter, d’enregistrer ; il institutionnalise la recherche de la vérité, il la professionnalise, il la récompense ; nous avons à produire la vérité » (Dits et écrits II, p. 175).
Ce dispositif de l’engagement à la signature est un objet de pouvoir très singulier dont le rapport au vrai est variable. Car comment signe-t-on concrètement dans chaque espace disciplinaire ? Un carnet scolaire ou un accusé de réception, une plainte au commissariat ou le cahier de passage dans une administration : autrement dit, le contexte agit sur la force du paraphe et de la responsabilité. Nos cerveaux se soumettent à ces figures subtiles d’autorité, figures indolores, habiles, perspicaces et pénétrantes. L’inquiètement, ça ne se sent pas, ou à peine. Signer tous les jours, on s’y habitue, et, ce faisant, l’infusion du « vrai » imbibe gestes et pensées.
Pour finir, l’obéissance n’est pas du tout un face-à-face entre le Prince et le peuple, entre la police et les anonymes, mais une coopération distante, une signature retenue et méfiante, un mélange de sentiments ambivalents devant la négligence des gouvernants (absence de masques) et l’impuissance de la médecine, sous l’argument majeur de l’incapacité d’accueillir les malades dans les hôpitaux. Le fameux formulaire, l’attestation de déplacement dérogatoire, sans doute en possède-t-on encore quelques exemplaires dans notre ordinateur. Ou bien elle a été très vite jetée aux orties pour oublier l’extension de l’auto-contrôle qu’elle a permis. En tout cas, l’attestation à la française restera une pièce maîtresse pour les historiens du contemporain, témoin à la fois d’une panique du savoir médical et d’une société assez astucieuse pour nous faire agir sur nous-mêmes en criant liberté.