Les voyages de l’art regroupe les textes de six conférences données par Jacques Rancière au cours des cinq dernières années. En les consacrant successivement à Hegel et à Kant, à la musique et à l’architecture, à l’art communiste et aux installations contemporaines, le philosophe varie les objets d’étude tout en les munissant de sa propre boussole, celle du régime esthétique de l’art, l’une de ses principales thèses-cadres.
Tout recueil a ses redites, et il arrive même qu’un auteur y redise ce qu’il a déjà dit ailleurs. Pour qui découvrirait l’œuvre prolifique de Jacques Rancière à partir de ce court volume, ce léger défaut présente cependant l’avantage d’une introduction claire à sa pensée sur l’art, sans doute l’une des plus influentes et des plus fructueuses d’aujourd’hui. Celle-ci y est résumée en préambule par un paradoxe « simple à énoncer : le régime esthétique de l’art naît en singularisant l’art comme une sphère particulière d’expérience », singularisation qui « a pour corrélat l’indétermination de ses frontières ».
Les lecteurs fidèles de Rancière percevront sans doute dans cette dernière formulation une inflexion par rapport à ses précédents écrits sur le sujet. L’esthétisation de l’art suscite moins à présent sous sa plume un « malaise » – au sens qu’il attribuait il y a presque vingt ans à cette situation avec Malaise dans l’esthétique (Galilée, 2004) – qu’une indétermination frontalière – expression où intervient son intérêt plus récent pour les enjeux migratoires actuels et, de manière plus structurante, l’idée que ce malaise pourrait finalement s’avérer productif en favorisant un mélange des genres, prélude à une nouvelle interpénétration des sphères de l’expérience que l’héritage esthétique maintenait jusque-là séparées.
« Dès que le commun n’est plus supposé donné par la consistance d’un groupe social, il devient l’objet d’une recherche », conclut ainsi Rancière dans le texte qu’il consacre aux installations et aux performances contemporaines. Cette recherche, des artistes comme des non-artistes la poursuivent désormais en réinvestissant l’espace politique de manière sensible, c’est-à-dire esthétique, voire artistique, comme dans le cas des occupations populaires de lieux emblématiques. Et sans doute ces chevauchements ont-ils quelque chose de réjouissant. Il est seulement dommage que Rancière n’en approfondisse pas quelquefois la critique, comme si, en privilégiant le cadre d’interprétation du régime esthétique de l’art, il se privait des perspectives que lui apporteraient en l’espèce ses autres thèses, comme celle du dissensus politique qu’il a développée notamment dans Le partage du sensible (La Fabrique, 2000).
Un exemple permet de mesurer les effets de cette sélection opérée au sein de son propre appareil conceptuel. En 2016, à la suite de l’échec des négociations de paix entre le gouvernement colombien et les mouvements armés rebelles, l’artiste Doris Salcedo déployait sur la place Bolivar de Bogota un gigantesque linceul sur lequel des bénévoles avaient inscrit en lettres de cendres les noms de deux mille victimes de la violence politique. Hautement visuel, ce déploiement, explique Rancière, contraignit alors des militants pacifistes qui y avaient auparavant installé leurs tentes à les déplacer au profit de l’initiative de l’artiste intitulée Sumando ausencias (En additionnant les absences).
L’auteur ne fait pourtant que relever cette concurrence au sein de l’espace politique, sans analyser plus avant combien « le partage du sensible » s’avère en l’espèce conflictuel et source de dissensus. Le cas bogotanais qu’évoque « Art et politique. La traversée des frontières » n’y débouche en définitive que sur une réaffirmation – pour ne pas dire sur une redite – du corrélat issu de la thèse sur le régime esthétique de l’art que les franchissements des frontières entre art et politique viennent donc confirmer. Leur intensification, pourtant, et la multiplication des formes qu’ils ont prises au cours des deux dernières décennies inviteraient aussi à reconsidérer à nouveaux frais ladite thèse.
Rancière opère de la même façon lorsqu’il aborde les installations conçues pour les musées. S’il est certainement juste d’affirmer que « l’installation rapatrie dans l’espace muséal le projet architectural », ce l’est moins de soutenir qu’« elles occupent la place de la sculpture […] pour y devenir des personnages de théâtre critique et théâtraliser ainsi l’espace de l’exposition d’art », au point que, loin d’en contredire l’ordre, « la théâtralisation du lieu muséal le fait fonctionner de manière dominante comme lieu d’histoire et de mémoire ». Cette vision à la fois trop large et trop partielle des installations d’art contemporain ne trouve sa véritable justification qu’au regard de la pensée de Rancière, où elle entretient l’idée que le musée constitue l’épicentre du régime esthétique de l’art.
Le philosophe rappelle en effet que cette « sphère d’expérience nommée art », qui a obtenu ses contours en Europe à la fin du XVIIIe siècle, obéit depuis lors à trois coordonnées : « un lieu spécifique – le musée –, une capacité spécifique, nommée jugement esthétique, et un temps spécifique, l’Histoire, pensée elle-même comme le devenir d’un sujet, nommé peuple ». Toutefois, le lien qu’établit le philosophe entre le musée et le peuple est là aussi plus théorique qu’historique, en ce qu’il ressortit à une lecture française et révolutionnaire de l’histoire de l’art de Winckelmann, là où les auteurs romantiques allemands y ont lu une alliance entre peuple et art.
La distinction serait ici accessoire si elle ne permettait en réalité de découvrir une ligne de fracture sur laquelle passe en partie la thèse de Rancière : fracture entre le concept esthétique d’art, son lieu par destination, le musée, et sa forme par excellence que serait la musique. En relativisant ce lien, on comprendrait autrement le fait que, pour Schiller et selon Rancière, un peuple libre soit « un peuple pour lequel les formes de l’art ne se séparent pas des formes de la vie, et donc finalement un peuple sans musée ». On saisirait alors qu’en parallèle, pour un peuple libre tel que le concevaient de leur côté, et à la même période, les révolutionnaires français, le musée réalise cette union « entre l’universel artistique et l’universel humain » que seule la musique atteignait aux yeux de Wagner en 1848, et dont Adorno entendait dévoiler a posteriori le mensonge en lui opposant la musique de Mahler, laquelle vise à l’harmonie tout en la faisant craquer de l’intérieur.
Si Rancière suit Adorno sur ce chapitre, il n’est pas certain, en revanche, que ce dernier eût souscrit à sa conclusion lorsqu’il écrit en définitive que la musique « s’accomplit dans l’impossibilité même d’être ce langage qu’il lui est pourtant impossible de ne pas vouloir être et de ne pas sembler être. C’est aussi pourquoi elle a toujours besoin de l’assistance de cette parole qui dit ce que la musique fait semblant de dire ou exprime sans le vouloir ». Quelle est « cette parole » qui dit ce que la musique, pour sa part, dirait « sans le vouloir » ? Qui la détient ou la prend, sinon celui-là même qui vient de la prononcer – le philosophe ? Et quel est son sens à elle sinon de substituer au dernier moment à l’irréconciliable d’un art un mot seul à même de l’assister pour se le concilier ? On sait les préventions légitimes qu’a nourries par ailleurs Rancière au sujet de la notion d’irreprésentable, mais on ne se souvient pas qu’à cette occasion la parole y fût présentée comme une clef à déchiffrer – là l’image, ici le son.
Qu’un reste d’hégélianisme se loge dans cet esprit du fin mot est peut-être moins fortuit qu’il n’y paraît d’abord. Dans « Hegel et la perfection de l’imparfait », qui ouvre Les voyages de l’art, Rancière use à deux reprises d’une même formule introductive. Il écrit ainsi la première fois : « Tout se passe pourtant comme s’il avait perçu que ce mot “impropreˮ était propre à désigner une certaine impropriété de l’art, une manière qu’a celui-ci d’être toujours à côté de lui-même. » La seconde fois, Rancière déclare que « tout se passe comme si Hegel s’employait à barrer la route de ce futur où l’art se dépasserait par ses propres forces ». Cette impropriété qu’identifie Hegel, Rancière la reprend à son compte dès lors qu’il insiste sur la paradoxale indétermination d’un art assigné à son régime esthétique, assignation qui l’incite précisément à traverser les frontières censées la borner. Il serait abusif de juger que le philosophe partage avec son illustre prédécesseur la volonté, même inconsciente, de barrer à son tour « la route de ce futur où l’art se dépasserait par ses propres forces ». Cependant, il est clair aussi qu’il n’entend pas laisser l’art par trop s’égarer hors des sentiers que sa propre philosophie a patiemment balisés pour lui depuis une vingtaine d’années ; façon de rappeler qu’en théorie même l’errance a ses amers.