Quand Celan et Cadou se serrent la main

Qu’est-ce qui rapproche René Guy Cadou et Paul Celan ? Rien, sinon d’être nés tous deux en 1920, et les hasards des publications. Pour Celan, un petit livre de Didier Cahen, Lire Paul Celan. Pour Cadou, la réédition chez Seghers de ses œuvres poétiques complètes sous le titre Poésie la vie entière. L’un, roumain et juif, est devenu au fil des décennies un des poètes les plus étudiés du XXe siècle, « on aurait peine à trouver un poème qui n’ait été décortiqué, explicité revisité ». L’autre est un poète français que les décennies effacent.

René Guy Cadou | Poésie la vie entière. Œuvres poétiques complètes. Seghers, 558 p., 24,50 €
Didier Cahen | Lire Paul Celan. Tarabuste, 152 p., 14 €

Et comment me traiterez-vous demain moi qui vous hèle d’une voix tendre

Si je n’ai que linfime bégaiement de mes deux mains pour me faire comprendre ? (Lettre davril, 1950).

L’œuvre de Cadou ressemble à une sorte de journal en poésie, au fil de sa pensée. Beaucoup de poèmes s’ouvrent par « Je pense à vous… ». Un livre de vie un peu à la manière d’Une vie ordinaire de Georges Perros, mais Perros est aussi distancié que Cadou est unanime. Né en 1920 à Sainte-Reine-de-Bretagne, dans la Loire-Atlantique, alors Loire-Inférieure, il meurt en 1951 quelque quatre-vingts kilomètres plus loin, à Louisfert, petit bourg à quarante kilomètres au nord de Nantes. Une vie en rond, et à l’écart. La préface de Jean Rouaud, subtile et sympathique, irradie la même chaleur que la présentation de Pierre Seghers dans son anthologie de 1969 (Le livre d’or de la poésie française contemporaine, Marabout université) – et situe bien ce poète en effet « à l’écart ».

À l’écart, par conséquent, des évolutions majeures de la poésie, même si Cadou se sent en résonance avec des poètes comme Max Jacob ou Pierre Reverdy. Inactuel quand il écrit, qui reste inactuel depuis soixante-douze ans ans qu’il est mort. Max Jacob, à qui il a écrit son admiration adolescente, et qui restera un ami et un phare (de nombreux poèmes lui sont adressés), lui avait répondu : « soyez humain si vous voulez être original, personne ne l’est plus » – humain, il l’est sans forcer ; original, il va l’être dans un contre-courant pas forcément choisi, mais du moins très réfléchi.

Cadou
Portrait de René Guy Cadou (Louisfert, Loire-Atlantique), Smoka du collectif 100 Pression © CC BY-SA 4.0/CamilleBT44/Wikicommons

Une biographie « blanche ». L’enfance triste à Sainte-Reine. Cadou a douze ans quand sa mère meurt. Son père, instituteur, qui aime la poésie, en écrit et la lui fait aimer, meurt en 1940. « La poésie est nécessaire, lorsqu’elle prend la parole pour traduire sans trahir toutes les blessures sans nom », écrit Didier Cahen. René Guy, instituteur et poète, va en quelque sorte prolonger son père.

Ah pauvre père, auras-tu jamais deviné quel amour tu as mis en moi

Et combien à travers toi j’aime toutes les choses de la terre ?

Puis c’est la vie à Louisfert, où « chaussé de sabots, portant sur le dos des vêtements de journalier, cigarette roulée au bec, buvant des  »canons » de vin avec les locaux au café du village, il surjoue le poète campagnard arrimé à son bocage », écrit Jean Rouaud. La maladie. La mort à 31 ans : ce gros volume ne rassemble donc que onze ans d’écriture.

Événement majeur dans cette vie, la rencontre en 1943 de celle qui deviendra sa femme, Hélène, poète elle-même. C’est elle qui assurera sa mémoire en publiant chez Seghers après sa mort en 1951 Hélène ou le règne végétal, son livre le plus connu, qui rassemble une dizaine de recueils écrits entre 1945 et 1951.

Sans même évoquer l’obscure clarté de Paul Celan, Cadou n’a pas la royale concision de Guillevic, la distance de Perros, la ruse magnifique de Michaux… Quand parfois il nous lasse avec son abondance, caché à force d’être trop explicite, et si parfois il nous agace avec des bondieuseries, mais qui nous touchent aussi puisque Dieu est le trou noir qui aspire les démunis, il nous reprend toujours la main : par son opiniâtreté à poursuivre sa route (« Est-ce que je sais seulement que j’écris ? Mais je vais / Au bout de ma vie comme une route mal percée »), par son obstination à tenter la poésie comme un pêcheur accro (« Et moi cherchant toujours à crever les ouïes / Du soleil »), par son humilité non feinte, son attention au monde, aux saisons, aux gens, à leur douleur, son plain-pied avec tous, et les bêtes et les plantes, et pas parce que c’est « bien », mais parce qu’il est perméable. La porosité est sa condition pour écrire, pour vivre même. La porosité, n’est-ce pas une loi générale de la vie, venue de la vie cellulaire ?

« Je ne vois pas de différence de principe entre un poème et une poignée de mains », cette phrase, si emblématique de sa poésie, ce n’est pas Cadou qui l’a écrite mais Paul Celan dans Le Méridien, son discours prononcé à la remise du prix Georg Büchner en 1960 (traduit par André du Bouchet dans Strette, Mercure de France, 1971). Unique mais stupéfiant point de contact entre deux poètes que tout semble opposer, mais qui tous deux savent qu’ils n’ont que l’infime bégaiement de (leurs) deux mains pour (se) faire comprendre.

Didier Cahen Lire Paul Celan
Paul Celan (1938) © CC0/Wikicommons

Les deux poètes ne se serreront jamais la main. Un an après la disparition de Cadou, Celan, en 1952, année aussi de son mariage, publie Mohn und GedächtnisPavot et mémoire : apparition d’un des grands poètes du XXe siècle, traduit en France à partir des années 1970. Celan est né à Czernowitz, en Bucovine, roumaine depuis 1918 et aujourd’hui en Ukraine (Tchernivtsi). Czernowitz est le nom allemand, en roumain Cernăuți. À l’époque de Celan, une population très diverse y parlait allemand, roumain, yiddish, ruthène (un dialecte ukrainien). « Quatre langues s’accordent, / dorlottent l’atmosphère », écrit Rose Ausländer.

En 1943, au moment où René Guy Cadou rencontre celle qui sera sa lumière, Paul Celan, pour sauver sa peau, est « volontaire » dans un camp de travail forcé en Moldavie alors que son père et sa mère, déportés en Transnistrie, sont morts l’année précédente : deux éléments biographiques ancrés au profond de son écriture. « On n’entre pas dans la vérité sans avoir passé à travers son propre anéantissement : sans avoir séjourné longtemps dans un état de totale et extrême humiliation. » (Simone Weil)

Lire Paul Celan est un « essai », c’est l’auteur qui le dit. Essai, un mot passe-partout comme le mot concept, si bien qu’on va laisser à Didier Cahen le soin de lui rendre un sens précis : « je lis Celan et je ne suis sûr de rien, si ce n’est d’une seule chose. L’obscur m’apporte ce je-ne-sais-quoi qui compte infiniment ; tout ce qui m’échappe me donne parfois le sentiment que c’est au fond ce qui m’importe le plus au monde ». Son essai est un hymne à la nuit, un éloge de l’ombre parce que « c’est dans la nuit, au beau milieu de la nuit, que la lueur s’aperçoit le mieux », parce que la « lumière rasante est le meilleur remède contre l’aveuglement du jour ».

Plus que de la difficulté de « lire » (Celan), Cahen nous parle à rebours de la difficulté de « dire ». Celan, écrit-il, « nous parle avec la gorge serrée ». Si Celan est obscur, parfois, ou souvent, mais pas toujours, loin de là, est-ce parce que « chaque mot risque d’être un mot de trop » ? Car le plus compliqué, ou le plus douloureux, ou le plus proche de la vérité, ne peut se dire qu’en bégayant :

S’il venait,
venait un homme,
venait un homme au monde, aujourd’hui, avec
la barbe de clarté
des patriarches : il devrait,
s’il parlait de ce
temps, il
devrait
bégayer seulement, bégayer,
toutoutoujours
bégayer.

Cet extrait de La rose de personne, dans la traduction de Martine Broda, c’est Cahen qui le cite. Car il est impossible de dire ce que dit un poème de Celan sans le citer. Seule la lecture de Celan éclaire Celan. Chaque lecteur se reconnaît dans la nuit du poème, mais avec lui-même, seul, y compris avec ses propres contresens. Cela ressemble à l’apprentissage du monde, lot de tout ce qui se meut sur terre : apprendre, se tromper, reprendre, et se tromper encore. Ainsi dans Kermorvan (issu du recueil La rose de personne) :

je peux
lire, je peux, tout s’éclaire :
loin de j’peuxpascomprendre

Didier Cahen ne donne pas de « pistes de lecture », mais, en guettant dans l’obscurité une transparence, il réussit à rester lui-même transparent, à ne pas s’interposer entre le livre et le lecteur, à ne pas être importun. Car l’amour est transparent : ce que lira le lecteur, c’est son amour pour Celan, et il aimera cet amour. Lire Paul Celan n’est pas un manuel, pas un tutoriel, pas un livre de recettes, c’est la voix dans le jardin qu’entend saint Augustin : « Prends et lis ». Tout lecteur de Cahen sera irrésistiblement entraîné à ouvrir et rouvrir Celan. Lire Cahen, et lire Celan, et plus généralement lire la poésie, c’est au moins tenter d’interrompre le torrent de l’inutilité verbale, partout déversé, et qui emporte tout. Peut-on dire que le poète est celui dont la parole lave la parole ? La devise des alchimistes, « Natura emendat Naturam », la Nature guérit la Nature, peut bien là aussi faire devise : « Verba emendant verba ». Paul Celan écrit dans Einmal (« Une fois »), issu du recueil Atemwende (Renverse du souffle), ici traduit par Jean Daive :

Une fois,
je l’entendis alors
il lavait le monde,
non vu, à longueur de nuit,
réellement
[…]

Lumière fut. Délivrance

Un détail, qui fait peut-être sens, Cahen présente son essai sous la forme d’un dialogue… peut-être en écho à l’Entretien dans la montagne (1959, traduit par John E. Jackson et André du Bouchet dans Strette, 1971) :

« Car à qui s’adresse-t-il le bâton ? Il sadresse à la pierre, et la pierre – à qui s’adresse-t-elle ? » « À qui cousin germain, pourrait-elle s’adresser ? Elle ne converse pas, elle parle, et qui parle, cousin, ne converse avec personne, il parle, il parle, car personne ne l’entend, personne et Personne, et alors il parle, lui et pas sa bouche, pas sa langue, lui-même et lui seul : tu m’entends ? »