La myopie a ses avantages. Elle évite de voir clairement tout ce qui se trame ou se joue, comme elle permet de s’évader d’un cours de mathématiques ou de physique. Cela dit sans vouloir offenser les professeurs de ces deux matières. C’est ici une allusion au Monde à peu près, roman du cycle intitulé « Le livre des morts » par Jean Rouaud. Lequel Jean Rouaud classe Comédie d’automne, son nouveau livre, dans « La vie poétique », c’en est même le sixième et dernier tome. Cette pièce-là s’est jouée en septembre 1990, mais l’acteur principal en semblait absent.
Absent, Jean Rouaud ne l’était pas vraiment. Disons que pour tout le monde, et d’abord pour ses clients, il était le kiosquier de la rue de Flandre. Il tenait la boutique au 101 de cette rue du XIXe arrondissement et pensait que ça durerait longtemps. Il n’était pas pressé et regardait avec un mélange d’incrédulité et de candeur ce qui se tramait autour de ce lieu. Assez tôt, début septembre, des photographes et des journalistes sont venus le rencontrer. Pour bien des familiers du monde littéraire (on évitera le cliché sur le VIe arrondissement), la présence de cet homme semblait un événement, parfois une incongruité. On y reviendra.
Comédie d’automne met en scène un certain nombre de personnages. J’emploie ce terme pour des personnes réelles qui se mettent en scène ou que le narrateur met en scène, avec leurs traits, leurs tics, leurs travers.
Puisque le récit se déroule durant la « saison des prix », le plus important de tous est sans doute « l’éditeur ». Son nom n’apparaît jamais. On le connaît très bien et Jean Echenoz l’avait honoré dans un bref texte, à la fois récit de rencontres entre eux et portrait. Il l’avait fait (selon moi) de bien meilleure manière que son fils mais on peut discuter. Jean Rouaud met en lumière un austère qui, sinon « se marre », du moins a ses contradictions. Il défend les petites librairies, et on lui doit pour une immense part d’en compter beaucoup en France, mais ne soutient pas forcément celles qui mettent moins en avant les livres de sa maison. Il est hostile aux prix littéraires mais considère que le Médicis est acquis à son auteur et il se livre à des décomptes méticuleux ou dignes des stratèges à la Grasset, période Yves Berger. Il n’envoie pas d’exemplaires au jury Goncourt, jusqu’à ce que Hervé Bazin, alors grand maitre des cérémonies, le lui demande. On s’amusera beaucoup à lire combien les éditions qu’il dirige marchent à l’économie. Le Nobel de Beckett ou de Claude Simon, le triomphe de L’amant dans le monde entier, qui avait fait de Duras une « millionnaire » (c’était son mot), n’y changent rien : la mise en page évite les espaces, les blancs, les pages supplémentaires. Quant aux dédicaces, pas longues surtout. Ce n’est pas indispensable.
L’éditeur est accompagné de son attachée de presse. Jean Rouaud la considère de façon peu amène, la qualifiant de « mère supérieure ». Il est vrai qu’à son premier plateau télévisuel, il n’est pas des plus éloquents. Elle le qualifie de « flaque ». Laquelle sèche vite, raconte l’auteur. On passera ici sur les péripéties, souvent amusantes, toujours parlantes, comme parlent les comédies de Thomas Bernhard même si le ton n’est pas le même. L’écriture de Rouaud a quelques liens avec la façon de parler de sa mère, telle qu’il la décrivait dans Pour vos cadeaux. Sans parler de digressions, disons qu’il aime vagabonder. Peut-être est-ce d’ailleurs le tort de certains de ses romans comme L’imitation du bonheur. Mais pas ici, c’est un plaisir. C’est comme si cette comédie dans un fauteuil (celui du lecteur) était dite à l’oreille. Jean Rouaud a de la conversation.
Il en faut pour tenir un kiosque. Albert, fidèle lecteur du Monde, ne manque pas d’acheter la dernière édition. Avant d’habiter le quartier, il demeurait rue de Grenelle, où sa famille était établie depuis longtemps, avec les ressources ou revenus que l’on devine. De cette époque, il a conservé l’habitude de prendre cette édition, qui donne les cours de la Bourse. Il aura passé une grande partie de son existence au Brésil, pendant la dictature, courant des risques pour aider les militants pourchassés par les paramilitaires et autres milices d’extrême droite. Rentré en France, sous un régime bien plus clément, il essaie de retrouver ses repères. À la fin du récit, les souvenirs de la lutte clandestine se seront bien estompés et l’amitié entre le kiosquier et lui quelque peu étiolée.
L’amitié qui ne disparaît pas est celle qui lie Jean Rouaud et Bernard Rapp. Elle est profonde, elle est sincère, elle est simple. Rapp prend la succession d’Apostrophes. Mission impossible. Il consacre la première de Caractères – c’est le nom que l’éphémère émission prendra – à des auteurs de premier roman. Les habitants de la rue de Flandres et des rues voisines reconnaitront le kiosquier. De même pour les habitants de la Loire-Atlantique où madame Rouaud tient « Pour vos cadeaux », sa droguerie pour faire simple. Elle est connue dans tout le canton, et bien au-delà, jusqu’à Nantes. Qui prépare sa liste de mariage vient l’établir chez elle. Son commerce est sa vie. Le deuil qui l’a frappé, quand le père de Jean Rouaud, personnage central des Champs d’honneur, est mort, elle a tout fait pour l’oublier. De même qu’elle ne tient pas à être « mère d’écrivain ». L’anonymat lui sied, ou la seule renommée du commerce. Elle n’échappe pas aux reporters, aux journalistes, aux badauds, tandis que la rumeur enfle.
Le moment de vérité, ce fameux lundi de novembre approche, et un autre personnage entre en scène : « le favori autoproclamé ». Pour qui se rappelle l’époque, et le jour où le Goncourt a été décerné, c’est une satisfaction (certes un peu mauvaise) que de se rappeler la mine déconfite du « favori autoproclamé » et de ses soutiens, à commencer par son éditeur. Il attendait la consécration ; un quasi-analphabète, une sorte de gueux venu des confins de la Vendée, l’emporte, et largement. Que l’on se rassure : le perdant n’a jamais tout perdu, et jamais sa notoriété ni son influence. D’ailleurs, pas mauvais perdant puisqu’il félicite le vainqueur.
Rouaud ne recevra pas le Médicis, pas davantage les deux cent mille francs du prix Novembre, décerné une semaine avant le Goncourt, et qui ne ferait pas du tout les affaires de l’éditeur. On parlera beaucoup des pages sur la pluie, sur l’attaque au gaz, Les champs d’honneur seront lus en classe (pour partie) et Claude Simon se fendra d’une lettre au jeune romancier qui l’admire tant. Oui, se fendra. Il le fait pour son éditeur, sans trop y croire lui-même.
La comédie des prix clôt donc une époque, autant que le cycle de « La vie poétique ». L’écrivain a de la ressource. Au pire, ou au mieux, il peut toujours reprendre un poste dans un kiosque. Mais la presse papier se fait rare.