Le chien des étoiles, dans la continuité du Démon de la colline aux loups, est un roman fulgurant porté par la langue atypique de Dimitri Rouchon-Borie. Moins fulgurant et moins atypique, certes, mais la voix du jeune gitan cabossé au grand cœur porte d’un bout à l’autre le bienheureux lecteur.
Gio est un jeune Gitan colossal qu’un coup de tournevis dans le crâne a rendu un peu spécial, encore que le lecteur ne sache pas comment était le Gio d’avant, puisque le roman débute par le retour de l’hôpital du fils chez ses parents, fils prodigue d’un retour d’entre les morts, pas indemne pour autant.
Sur son crâne amoché, une cicatrice qu’on dirait ensorcelée semble servir de boussole à Gio, en réagissant aux évènements et en le guidant dans sa fuite, après que les représailles contre ses agresseurs, menées par son père, eurent mal tourné. Il embarque avec lui deux autres esquintés, un enfant muet pourvu d’instincts de tueur à gage et une belle adolescente que tous les hommes de ce roman cherchent à violer. Ils prennent un train de marchandise, atterrissent dans un camp de gitans, dont Gio repart seul, à la recherche de la paix et du bonheur, et, malgré toute la bonté qui l’habite, il ne peut résister à la folie destructrice des hommes. À la fin du livre, Gio a deux amis : un vieux Cubain entraîneur de boxe et un chien.
Le dialogue inaugural de ce livre se lit à la lueur d’un feu de camp et annonce tout de suite l’importance de la langue dans sa fonction poétique. Un ton est donné, le style est posé – plutôt dans l’évocation que la description. Ce n’est pas le parler gitan qui est reproduit, plutôt une langue qui puise dans l’argot d’avant guerre, hérissé de fulgurances à la Michel Audiard. Comme le dialoguiste, Dimitri Rouchon-Borie manie une langue rugueuse teintée d’accents lyriques, quelques mots jetés comme cela, des aphorismes qui font battre le cœur, des trouvailles langagières, sans aucun doute. On est venu pour la langue et on n’a pas été déçu : « Alors que Gio, lui, il a l’air benêt. Il a pris un coup trop ferme, ça l’a fait reculer d’un cran dans la présence au monde. »
Tout comme Duke, le narrateur du Démon de la colline aux loups, Gio est un niais idéaliste qui en a rudement bavé et qui est prêt à tout pour protéger ceux qu’il a choisi d’aimer, des marginaux, des maltraités, et de protéger grâce à sa force surhumaine. Mais, comme il est totalement dépourvu de vice et en somme parfaitement gourdiflot, il se fait avoir tout du long, et sa vie n’est qu’un chemin de souffrance.
Mais Gio est un rêveur guidé par un instinct surnaturel et une chouette effraie, réconforté par un chien ; c’est un être connecté à la nature qui échappe à la vilénie des hommes en dialoguant avec un chien et en parcourant les étoiles avec un rapace nocturne. « Gio capte le mouvement de l’air, le flux de l’invisible. Voler, il comprend ça. Mieux que d’autres choses », dit joliment l’auteur dans sa langue qui ondule.
Dans ce deuxième roman, Dimitri Rouchon-Borie confirme qu’il se tient aux côtés des cabossés. Dans Le démon de la colline aux loups, c’est dans un monologue inouï et à la première personne que le narrateur déroule le fil de ses souffrances, qui le possèdent et font surgir le démon destructeur. Dans Le chien des étoiles, la troisième personne donne l’impression d’un conte (gitan) qui relaterait les mésaventures d’un gentil malheureux.
On est venu pour la langue et au fond qu’importe l’histoire et l’intrigue romanesque. Le récit est une suite de courtes séquences faites pour être avalées. Pas de détail ni de description, pas vraiment d’intrigue : c’est une suite d’évènements qui surgissent sur la route du héros, des pensées qui le traversent, et c’est tout. Les personnages un peu simplistes sont réduits à un trait de caractère saillant, sans histoire propre. Et si Gio et sa cicatrice magique suscitent l’empathie du lecteur, il est loin de le hanter. Le chien des étoiles n’est pas une fresque sociale ; on n’y voit pas, en creux, la critique désespérée d’un chroniqueur judiciaire écœuré par la souffrance des enfants maltraités et la violence qui en découle. L’auteur dit avoir voulu écrire un roman d’amour, et on veut bien le croire.
Si l’on semble rester à la surface des choses (ce qui n’est qu’une impression de lecture), on n’en est pas moins porté par cette langue chargée d’émotion, en tension vers l’intérieur d’un être malgré tout tourmenté, en rupture. La poétique de Rouchon-Borie vise à restituer cette émotion première devant les choses simples, afin de montrer l’horreur du monde. On pense alors au style de Céline (« au commencement était l’émotion »), que le présent livre ne peut manquer d’évoquer, dans ce mélange de langage parlé et de lyrisme, de brutalité et d’apaisement, sans les mille détails qui chargent les textes de Céline et le rendent parfois opaque, mais avec cette propension à l’aphorisme, une pratique casse-gueule que l’auteur manie ici avec talent.