Le temps retrouvé de Peter Kurzeck

Né en 1943 dans une famille allemande des Sudètes, Peter Kurzeck fut expulsé avec sa mère et sa sœur en Allemagne à la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que son père était encore en captivité. Si son enfance de réfugié, avec son cortège de misère, tient une place importante dans l’œuvre de l’écrivain qu’il est devenu, celle-ci s’inspire aussi de ses expériences ultérieures pour témoigner finalement de l’ensemble d’une époque, d’un temps qu’il a sciemment et méthodiquement intériorisé avant de le traduire en mots, écrits ou parlés : des mots qu’il a « mâchés », comme il le répète volontiers lui-même, avant de les offrir au public dans un style très personnel, au terme d’une lente maturation et de nombreuses corrections. La belle traduction française de Cécile Wajsbrot de son roman En invité donne ainsi accès à un projet littéraire de grande envergure, interrompu par la mort de son auteur en 2013.

Peter Kurzeck | En invité. Trad. de l’allemand par Cécile Wajsbrot. L’extrême contemporain, 400 p., 26 €

Car s’il peut évidemment se lire pour lui-même, ce texte a d’abord été conçu comme le second volet d’un vaste cycle qui devait s’appeler « Le vieux siècle » (Das alte Jahrhundert). Comme celui-ci, le premier volume, publié en 1997, fut traduit par Cécile Wajsbrot avec un décalage de vingt ans, sous le titre Un hiver de neige. Mais sur la douzaine d’ouvrages que Peter Kurzeck avait prévus, huit seulement ont été publiés, dont certains à titre posthume.

L’auteur, qui est en même temps le narrateur et le personnage central de cette étrange saga, situe le point de départ de son roman en 1984 à Francfort, où il est provisoirement hébergé chez des amis après une douloureuse séparation. Il a quarante ans, il a connu la vie de bohème et fréquenté la jeunesse rebelle des années 1960, il a bu aussi plus que de raison. Mais désormais, son seul désir est de se consacrer à l’écriture. Malgré le brusque départ de sa compagne, Sibylle, malgré sa situation précaire et alors même qu’il ne mange pas à sa faim, porte une veste en daim élimée et prend soin d’« encourager ses chaussures pour qu’elles durent », il ne pense qu’au livre auquel il travaille et à sa fille Carina qui ne vit plus avec lui, mais qu’il veut voir chaque jour.

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C’est bien tout un siècle qui prend corps à travers ce livre où sujet et objet se confondent, où l’auteur assume et revendique sa position d’éternel « invité ».

Le livre de Peter Kurzeck est à la fois une autobiographie et une peinture du monde des années 1980, qui l’une et l’autre se révèlent lentement au fil des pages. L’auteur mêle non seulement au présent le passé de ses premières années en Allemagne, mais aussi celui des « années de plomb », celui des attentats de la Fraction armée rouge. Souffrances, illusions et espoirs déçus : c’est bien tout un siècle qui prend corps à travers ce livre où sujet et objet se confondent, où l’auteur assume et revendique sa position d’éternel « invité » qui à la fois le fragilise et lui garantit la distance nécessaire à l’observation et à l’écriture.

Seul ou accompagné de son enfant, le narrateur arpente les rues de Francfort où il ressent encore, quarante ans après, « la peur des immeubles devant les bombes », il regarde, décrit et nomme avec une précision méticuleuse les endroits par où il passe. Moins pour offrir un cadre authentique à une action romanesque des plus limitées que pour donner à la ville un statut nouveau, comparable à celui des personnages, et sous sa seule autorité d’auteur construisant son œuvre : « Lire le temps sur les pierres. Apprendre la ville par cœur. Amener la ville à ne pas pouvoir tenir sans moi ». Comme les êtres, les choses qui l’entourent ont laissé, laissent ou laisseront dans l’espace et le temps une trace qu’il se donne pour mission de recueillir (« tout me traverse sans cesse »), et ses mots d’écrivain tentent de les y arracher.

En invité Peter Kurzeck
Les cloches de l’église Saint-Paul à Frankfurt-sur-le-Main (947) ©CC BY-SA 3.0/Bundesarchiv/WikiCommons

Par son ambition, le projet de Peter Kurzeck peut évoquer de grands prédécesseurs : Günter Grass, par exemple, eut lui aussi l’envie de peindre « son siècle » (Mein Jahrhundert, traduit par Bernard Lortholary, Seuil, 2001), et beaucoup d’écrivains ont  brossé une fresque de leur temps à partir d’expériences et de témoignages. Un Balzac ou un Zola ont bâti un monde à l’image de la réalité qu’ils regardaient. Mais l’ambition littéraire de Kurzeck, son désir de transcrire la fuite du temps dans les mots, de se lancer pour le retenir dans une longue traque étendue sur plusieurs volumes, peut également faire songer à Marcel Proust, si l’on veut bien mettre de côté la différence radicale de leurs techniques narratives. Kurzeck renonce au style épique comme à la peinture des sentiments, ses personnages (peu nombreux) ont une psychologie sommaire, les descriptions sont brèves, son roman privé d’action n’a rien de « romanesque », comme on peut s’en rendre compte dès les premières lignes : « Premier mars. Onze heures passées, bientôt onze heures et demie. Des immeubles de rapport. Francfort. […] Verte, une Passat Volkswagen, un vieux break. La portière arrière ouverte. Tout près un homme barbu, blond. En jean et pullover, un pullover cher. Et un deuxième, qui sort de l’immeuble, deux caisses à bout de bras, et vers la voiture avec ses pensées. Claires, en bois de pin, ouvertes, les caisses. […] Deux hommes : le deuxième, c’est moi ! ».

Dès l’introduction, Peter Kurzeck invite ainsi le lecteur à suivre son regard. Ses mots sont rares et précis, comme s’il les consignait dans un rapport ou un aide-mémoire ; ses phrases en sont à peine, courtes, sans verbe, sans aucun lien de coordination ou de subordination : en « déconstruisant » ainsi la forme narrative, l’auteur tourne le dos au style traditionnel au profit d’une forme laconique nouvelle qui pourrait s’apparenter au « style coupé », peut-être sous l’influence des outils de communication modernes qui incitent à la brièveté. Une remarque ironique de Sibylle met l’accent sur le risque auquel il expose ainsi son ouvrage : « tu écris tes premiers chapitres pour effrayer les lecteurs ». Et pourtant, on se laisse vite prendre au charme des mots, au rythme, à la musique, à tout ce que Peter Kurzeck privilégie, et on ne lâche pas facilement avant la dernière page ce qui est conçu idéalement comme « un livre en tant que chant. Comme un violon tzigane ».

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Être écrivain, c’est pour Peter Kurzeck faire coïncider le mot et l’objet, traduire sensations et souvenirs en syllabes et en rythmes, traquer le temps dans la temporalité et l’éphémère.

La seule progression qu’on peut déceler dans le texte décrit une spirale lente, comparable à ce qui se passe dans un rêve éveillé ou lors d’un échange à bâtons rompus. C’est comme si les choses avançaient d’elles-mêmes, sans être passées au crible de la réflexion. Kurzeck ne fait nullement mystère de son choix d’écriture : son livre, ce sont  des « conversations avec moi. Un monologue. D’abord un monologue et puis continuer ». Mais, ajoute-t-il aussitôt (et c’est là que l’écrivain prend le relais du rêveur), « ce n’est qu’en racontant qu’on sait ce qui va se passer ». L’auteur qui le dispute ici au narrateur, c’est d’abord un œil qui regarde, une mémoire qui se souvient. À lui ensuite de trouver les mots justes, en éliminant le superflu : « Marcher, marcher et continuer le livre dans la tête. Des histoires. Chaque détail sans arrêt ! Tu dois tout te raconter jusqu’à ce que tu commences enfin à écrire ! » Mais un tel projet artistique ne va pas sans une vigilance absolue, car « que va devenir le monde si je dors ? ».

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Être écrivain, c’est pour Peter Kurzeck faire coïncider le mot et l’objet, traduire sensations et souvenirs en syllabes et en rythmes, traquer le temps dans la temporalité et l’éphémère. Rivaliser avec la mort, car « tant que les gens racontent, il y a toujours un lendemain »Une chose alors en appelle une autre, s’y superpose, jusqu’à n’en plus distinguer le présent du passé : échapper à la chronologie, arracher le temps révolu à l’oubli, empêcher les êtres et leurs sentiments de disparaître. Substituer du solide à la fluidité. Comme pour guider le lecteur, l’auteur sème des points de repère dans le cours du texte, de courtes phrases, des images, voire de simples mots qui resurgissent périodiquement pour scander le récit, comme l’expression « en invité » qui donne son titre à l’ouvrage et rappelle à intervalles réguliers le statut que le narrateur s’est lui-même donné. Il y a aussi, comme un leitmotiv, le retour du mois de mars qui ramène avec lui d’autres printemps plus anciens et pas toujours heureux, et qui inaugure un nouveau cycle du temps, de son temps, dont le chant d’un oiseau se fait chaque fois l’annonciateur : « Les clairs matins de mars. Les oiseaux du matin. Partout des bourgeons, déjà. Chaque mars un nouveau commencement ».

La prose de Kurzeck n’est donc pas toujours glacée. À l’affût de tout quand il marche dans les rues, c’est en poète qu’il aime collectionner « les mots clairs du matin » : le merle de 1984 peut alors se confondre avec celui qui chantait jadis à Staufenberg, ce petit village de la Hesse où l’auteur encore enfant avait rencontré une Allemagne si peu hospitalière. Plus qu’un même chant d’oiseau, c’est le chant du même oiseau qui se fait entendre par-delà les années : « 1950, un soir de mars et le merle chante. Et toujours désormais. » Le merle de Staufenberg ne saurait mourir, il n’a jamais fini et ne finira jamais de chanter : c’est dans cette perception ininterrompue que le monde s’immobilise, et que Peter Kurzeck lui aussi « retrouve » enfin le temps.