Fraternité dans la gadoue

Bain de boue est le premier roman publié sous un nouveau nom de plume par un (une ?) auteur de bande dessinée et de littérature de l’imaginaire. À partir d’une intrigue post-apocalyptique assez traditionnelle, Ars O’ touche par la patience avec laquelle il développe les relations de ses personnages perdus. Peu à peu, ils émergent du dénuement et de la survie pour se réapproprier le monde. Et ils le font grâce à la fraternité rétablie au fil du voyage.

Ars O’ | Bain de boue. Éditions du sous-sol, 256 p., 19,50 €

Au début, l’univers de Bain de boue se limite à la bauge, une région de boue où il n’y a rien à manger, où une coulée risque de vous engloutir, où les pieds vont pourrir si on n’arrive pas à les sécher, car « on survit pas dans la bauge avec des chaussettes mouillées ». Au centre de cette étendue uniforme, le refuge est plus sec ; il abrite un verger mais est aussi plein de boue. Alors les pelleteux passent leurs journées à transporter la « bouillasse » pour éviter que le refuge soit submergé ou simplement pour s’occuper. Le verger, où poussent fruits et légumes, seule source de nourriture, est sous la coupe du Jardinier. Depuis sa cabane sur pilotis, détenteur du savoir météorologique et agricole, entouré des « mômes » qu’il pelote et des « puterels », mômes grandis devenus ses hommes et femmes de main, le Jardinier règne.

Un environnement hostile, la raréfaction des ressources, une communauté soumise à un charismatique dictateur pédophile, l’évasion par un voyage dangereux : Bain de boue s’inscrit dans la veine de nombreux récits post-apocalyptiques et dystopiques. Mais son intérêt tient à une langue orale, familière, déployée en obsédants monologues intérieurs par ses personnages déshérités, et surtout aux interactions qui lentement se construisent entre eux.

Ars O, Bain de boue
Coulée de boue (Laos) © Jean Luc Bertini

La fuite associe Lana et Rigal, un couple de pelleteux, à un puterel roux et à sa sœur, belle comme le soleil mais qui ne parle pas. Il veut la protéger du Jardinier ; ils n’ont pas de nom, ils sont juste « le Puterel » et « la Môme ». On apprend au cours de la marche que Lana et Rigal ont été déportés dans la bauge par les « raisonnés ». On ne sait pas trop qui sont ces raisonnés mais ils ont pris le pouvoir et règlent leurs comptes avec ceux qui n’ont « pas léché les bonnes raies ». Il y a donc un monde hors de la bauge.

La boue est la préoccupation incessante des personnages : trouver des coins secs, ne pas se blesser les pieds sur un obstacle caché, ne pas tomber. Surtout ne pas tomber pour ne pas être tout mouillé, puisqu’il est presque impossible de se sécher. L’absurde rôde mais, parce que les personnages ont pris le risque d’abandonner l’ordre morne du refuge, l’horizon va peu à peu troquer sa monotonie brune pour des reliefs et des formes. Des ruines, certes, mais c’est plus que ce qu’ont jamais connu le Puterel et la Môme. À mesure qu’ils progressent vers un univers plus varié, les relations entre les personnages se complexifient. Rigal et Lana prennent toujours soin l’un de l’autre, mais le premier apprend à ne plus suivre aveuglément sa compagne. Le Puterel comprend qu’il vaut mieux ne pas taper ou engueuler la Môme quand il a peur pour elle. Et, Rigal prenant la mesure de l’intelligence et du dévouement du Puterel, ils développent ce qui ressemble à une amitié.

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Un cinquième personnage favorise la reconquête de leur humanité par les quatre voyageurs. Une femme surnommée la Vieille Truie, en apparence de loin la plus abêtie : « elle se vautre toute la journée dans son tas de boue » en faisant « Grouïc ! Grouïc ! ». Mais les apparences sont trompeuses et elle a bien des choses à enseigner en matière d’affection.

Voyage initiatique dans un environnement aliéné, où si « tout le monde s’en moque qu’on disparaisse[, ça] veut pas dire qu’on nous poursuivra pas », Bain de boue développe une langue brute qui petit à petit libère « quatre nuls qui savent rien de rien » de ce qui ralentit et alourdit, éteint et fige. Le roman construit leur émancipation – bien que leur monde soit ce qu’il est, que le Jardiner n’aime pas qu’on le vole, que Lana ait de mauvaises jambes, que Rigal se soit étalé dans la boue – à partir de ce qui leur est laissé : les sentiments, la parole, la capacité à s’envoyer des « fions » – des sarcasmes –, transformée finalement pour le Puterel en possibilité de dire à la Môme, par l’ironie, à la fois sa crainte et son affection.