Depuis un demi-siècle, Sartre s’est effacé de notre paysage intellectuel. Il appartient désormais au passé des manuels de philosophie et des évidences ressassées. Ses interventions constitueraient un catalogue d’erreurs, d’autant plus nocives qu’il était brillant. On pourrait au moins le lire en tant que témoin agissant d’une époque révolue. Encore n’est-il pas sûr que son époque soit révolue en tout : avancées féministes, sortie du colonialisme, tragique conflit israélo-palestinien…
Nous avons déjà dit ici notre désaccord avec le parti adopté pour cette nouvelle édition voulue par Arlette Elkaïm-Sartre et mise en œuvre par un collectif. Quand Sartre a composé les volumes des Situations – en quoi il voyait la part de son œuvre peut-être la plus assurée de résister au temps –, il y a regroupé des articles selon une logique thématique. Ce faisant, il composait des livres dotés d’une unité perceptible qui pouvait être « Portraits » ou « Problèmes du marxisme ». En suivant une ligne exclusivement chronologique, on rompt cette unité thématique et l’on se félicite d’ajouter des articles ou entretiens qu’il n’avait pas retenus. Ce serait tout à fait justifié s’il s’agissait de composer un volume de la Pléiade intitulé Essais complets. Ce ne l’est pas si l’effet est une destruction de ce qu’avait voulu l’auteur des Situations. Ajoutons que l’apparat critique manque de fiabilité, ce qui en atténue sensiblement l’intérêt. Cela posé, reconnaissons que cette édition offre l’occasion de relire le Sartre essayiste et de s’apercevoir que, même dans le champ politique, il est loin de n’avoir dit que des bêtises comme on le répète à satiété pour faire a contrario l’éloge d’un lucide Raymond Aron.
Le volume VII de cette nouvelle édition couvre deux années, d’octobre 1964 à octobre 1966 ; le volume VIII prend le relais, jusqu’en janvier 1970. Lire les deux volumes en même temps rend plus sensible le contraste entre ces deux époques de celui qu’on n’ose dire « le même » auteur. Lorsque, en octobre 1964, il refuse le prix Nobel, Sartre est au faîte de sa gloire ; il l’est encore deux ans plus tard quand huit mille Japonais viennent l’écouter plaider à Tokyo « pour les intellectuels ». Mais, rétrospectivement, nous percevons la justesse de son diagnostic voyant dans le Nobel un « enterrement de première classe ». Ce ne fut peut-être, de sa part, qu’une formule commode, ou l’aveu d’une hantise. À lire ce qu’il a écrit alors, l’image de l’enterrement apparaît simplement la plus juste. À peine sexagénaire, il n’était plus le grand penseur du siècle comme Picasso en était le grand peintre et Einstein le grand savant. Et il en était conscient.
Ce n’était pas si difficile puisque le triomphe de l’anti-humanisme structuraliste date également de ces années-là et que nous voyons Sartre se débattre comme un animal blessé par un mouvement qui s’oppose explicitement à lui. Il parle encore haut et fort mais l’auteur de la Critique de la raison dialectique a subi une défaite : ce n’est plus sa philosophie qui « donne son expression au mouvement général de la société », elle n’est plus « l’horizon indépassable » de son temps.
Cette édition offre l’occasion de relire le Sartre essayiste et de s’apercevoir que, même dans le champ politique, il est loin de n’avoir dit que des bêtises.
L’Unesco l’invite, bien sûr, à parler au colloque d’avril 1964 consacré à Kierkegaard, en compagnie des plus grands noms de l’existentialisme de toute obédience, de Heidegger à Lukács, Goldmann, Wahl, Jaspers, Gabriel Marcel, Levinas. Des communistes, des croyants, et d’autres. Comme le livre retraçant ce colloque n’a été publié qu’en 1966, l’intervention de Sartre figure dans Situations VII nouvelle manière et non plus dans un volume de portraits dont le sien propre. Intitulée « L’universel singulier », cette intervention est éblouissante et ceux qui l’écoutent sont aptes à apprécier ce brio. Mais Sartre n’avait jamais lu Kierkegaard. Il ne le connaissait que partiellement et de seconde main, comme beaucoup d’autres livres majeurs de la tradition philosophique, dont la Phénoménologie de l’esprit. La pensée de Kierkegaard se réduisait pour lui au Concept de l’angoisse et à ce qu’en dit Heidegger dans Sein und Zeit. Pour le reste, sa source était principalement les célèbres analyses de Jean Wahl dans les Études kierkegaardiennes de 1938. Bien sûr, il va étudier Kierkegaard afin de prononcer une conférence digne de lui. Nul ne doutait de sa capacité à le faire. Reste que ce n’est pas sur ce qui constituait le cœur de sa recherche qu’il a été invité à discourir.
Va ainsi s’installer l’image du vieux sage, celui dont le nom est connu de tous mais dont les œuvres nouvelles ne rencontrent plus guère d’écho. À lire ces deux volumes de Situations, on voit s’instaurer progressivement un autre rôle, le personnage des années 1967-1969, qui met sa notoriété au service d’une action politique moins problématique que du temps de son « ultra-bolchevisme » critiqué par Maurice Merleau-Ponty au début des années 1950. Dénoncer la guerre du Vietnam quand les Américains bombardent les digues du Nord, ce n’est pas prendre une position isolée ou minoritaire. Il rejoint ainsi Bertrand Russell, qui a trente ans de plus que lui et sa brillante carrière philosophique dans un lointain passé, pour animer un tribunal décidé à juger les crimes de guerre américains au Vietnam.
Cette guerre du Vietnam qui paraissait interminable – comme toutes les guerres, sans doute – a suscité une intense mobilisation de la jeunesse, dont l’ébullition de 1968 apparaît rétrospectivement comme un moment parmi d’autres. À lire le volume intitulé Situations VIII, c’est en tout cas ainsi que Sartre semble avoir perçu les choses. Lui qu’on avait précocement enterré retrouve, sinon une jeunesse, du moins l’écoute de la jeunesse. Avait-il vraiment tort de penser que se produisait là quelque chose d’important – que n’a pas vu l’incarnation de la lucidité qu’est censé avoir été Raymond Aron ?
On peut certes juger un peu ridicule qu’un illustre sexagénaire se sente en accord avec la jeunesse, ou du moins tente d’exposer, voire d’expliquer, le point de vue de celle-ci. On peut le penser, on l’a beaucoup dit, mais ce n’est pas ce qui transparaît des textes aujourd’hui réunis. Nulle démagogie, nul jeunisme – un effort pour comprendre et faire comprendre. Ainsi à propos de la dénonciation estudiantine des cours magistraux : elle paraît absurde jusqu’à la lecture de ce qu’en dit Sartre.
Si la guerre du Vietnam a suscité une ample révolte de la jeunesse, et d’abord celle de ces jeunes Américains qui redoutaient d’être envoyés là-bas, il y eut aussi le choc de la guerre des Six Jours. L’éclatante victoire militaire des Israéliens a été suivie d’une défaite politique : le monde s’est aperçu qu’existait aussi le peuple palestinien, et le soutien à Israël a cessé d’aller de soi et d’être presque unanime. Un tel soutien rassemblait l’équipe des Temps modernes depuis la fondation de la revue, juste après la Libération. Que dire après la guerre de 1967 ? Comment tenir la balance égale entre l’amitié pour Israël et la conviction que les Palestiniens ont aussi des droits ? Le texte que Sartre a publié à l’été 1968 est emblématique de la pondération, du sens de la nuance, dont cet extrémiste supposé est capable de faire preuve. Il n’est pas si aisé de refuser aussi nettement tout manichéisme. Dans les circonstances tragiques que nous connaissons actuellement, sa réflexion est exemplaire et utile.
Comme Sartre est aussi le compagnon de l’autrice du Deuxième Sexe et qu’il a beaucoup écrit et œuvré en faveur de la décolonisation, le voici, en compagnie de Simone de Beauvoir, en plein dans notre actualité. Précisément ce qui fit dire il y a un demi-siècle qu’il avait eu tort en tout. Il s’avère un guide à défaut d’être un maître à penser.