Ce mois d’octobre, le romancier cubain Leonardo Padura était de passage à Paris à l’occasion de la parution de son nouveau livre, Ouragans tropicaux, traduit par René Solis. Il nous explique comment, sous la trame policière de la plupart de ses livres, il a abordé les grandes questions sociales et politiques qui se sont posées à Cuba depuis son indépendance.
Dans ce nouveau roman, vous menez parallèlement deux intrigues qui se déroulent à deux moments de l’histoire de Cuba et de La Havane, deux moments d’exception qui passent comme des ouragans. Il y a d’abord 1910, l’année de la comète de Halley, avec ce personnage fascinant de Yarini, « proxénète magnétique » comme vous l’appelez, à la fois dandy séduisant, proxénète au grand cœur et politicien. L’autre moment, c’est l’année 2016, année de la visite de Barack Obama et du concert des Rolling Stones, célébré comme un événement extraordinaire et qui a eu un écho jusqu’en Europe. Pourquoi avez-vous juxtaposé ces deux histoires ?
Depuis longtemps, je voulais écrire un roman qui aurait pour héros Alberto Yarini. Il y a de nombreuses années, j’avais écrit un article sur Yarini pour le journal auquel je collaborais. Autour de ce personnage se sont produits des événements qui ont changé à jamais la ville de La Havane. Yarini est devenu l’homme le plus représentatif des premières années de la République cubaine, créée en 1902. Je situe cette première intrigue dans les années 1909-1910, quand La Havane grandissait à un rythme accéléré. Tout à coup apparaît ce proxénète, surgissant presque de nulle part. Il devient un homme politique qui représente l’effervescence de la République cubaine de l’époque. À travers le personnage de Yarini, j’ai voulu parler de ces premières années de vie indépendante de la République cubaine. Cependant, élément important, cette indépendance cubaine est conditionnée par la présence américaine.
En 2016, quand Obama arrive à Cuba, le pays est là aussi en train de vivre un moment d’effervescence, en lien direct avec la relation du pays aux États-Unis. Obama essaie de changer la politique à l’égard de Cuba qui a été celle de tous les présidents américains qui l’ont précédé. Même si le sens de la relation n’a pas changé, il en a tout de même changé les méthodes, et on l’a perçu réellement. Il y a eu de nombreux échanges universitaires, culturels, sportifs, et même religieux. On a parlé d’accords importants entre les deux pays. De ce fait, la société cubaine a eu l’illusion que certaines choses pouvaient changer. Cette illusion s’est manifestée dans la vie quotidienne de La Havane.
J’ai donc essayé de voir comment ces deux moments historiques se faisaient face, comme dans un miroir. Dans les deux cas, il se passait des choses qui pouvaient changer le futur cubain. Mais finalement, c’était comme deux ouragans tropicaux qui n’ont fait que passer et ont poursuivi leur chemin. En 2017, Donald Trump est arrivé à la présidence des États-Unis et a annulé tout ce qu’avait fait Obama. En 2016, même si on ne savait rien encore de l’apparition de Trump, mon héros, Mario Conde, pressentait déjà que les choses ne changeraient pas. C’est à partir de ce point de vue que je raconte les deux histoires qui forment mon roman.
Ce personnage tout à fait attachant de Mario Conde revient dans beaucoup de vos livres. Vous le présentez comme quelqu’un de très amoureux de la vie et en même temps de profondément sceptique, voire pessimiste. Partagez-vous cette vision du monde ? Quand on vous lit, on a le sentiment que vous projetez une part de vous dans ce personnage.
Mario Conde exprime beaucoup de mes préoccupations concernant la société cubaine, et cela depuis le premier roman que j’ai écrit, en 1990. Mario Conde, c’est un peu mes yeux regardant la société cubaine. Il appartient à ma génération. Ses conceptions de la réalité ressemblent pas mal aux miennes. Avec lui, je peux faire cette espèce de chronique de la vie cubaine contemporaine. Il y a aussi des aspects qui m’appartiennent dans sa personnalité et qui sont liés à l’expérience d’avoir vécu à Cuba toutes ces dernières années. Le pessimisme de Conde est lié à l’expérience existentielle du personnage et à celle de l’écrivain. Ma génération est une génération à laquelle on avait promis l’avenir. On nous avait dit : vous allez travailler pour parvenir à ce futur. Et quand le moment du futur est arrivé, il n’y avait rien. La situation avait empiré. Tout devenait de plus en plus difficile. La vie quotidienne à Cuba allait de mal en pis. Ça a commencé il y a trente ans. Toutes ces années ont nourri ce pessimisme social. Le manque de perspectives, le manque d’espoir, sont particulièrement critiques dans la période actuelle et pour tous les aspects de la vie pratique. C’est quelque chose qui affecte toute la société, et pas seulement les gens qui pensent et qui réfléchissent à ces problèmes. La réponse la plus dramatique à cette situation, c’est l’émigration en masse hors du pays, en particulier celle des jeunes. Les gens en ont assez d’attendre.
Votre précédent roman, Poussière dans le vent, tourne autour de cette question de l’exil. Dans Orages tropicaux, on voit apparaître Clara, une des héroïnes de Poussière dans le vent, une des rares à avoir refusé de quitter Cuba. Dans les deux romans, vous montrez qu’il n’y a pas de bonne solution. Le mal de vivre est partout. Les exilés ont la nostalgie de leur pays, et ceux qui ont décidé de rester ont de très grandes difficultés à vivre. Il y a, dans ce que vous montrez, quelque chose de tragique.
En ce moment, l’émigration est dans le monde entier un grand problème économique et social. Les gens partent à la recherche d’une vie meilleure. Vous connaissez la situation de Haïti : les Haïtiens partent non pas à la recherche d’une vie meilleure, mais simplement d’une vie. C’est la même chose en Amérique centrale : il y a une énorme émigration en direction des États-Unis ou de n’importe quel autre pays. Cuba n’échappe pas à cette réalité. La différence de Cuba, c’est qu’il y a eu un processus historique qui était supposé changer tous les aspects de la vie des Cubains. La révolution qui s’est produite a effectivement tout changé dans la vie des gens. Mais écouter des discours ne suffit pas à faire vivre les êtres humains. Ils doivent manger tous les jours. Vivre est leur première exigence. C’est la raison pour laquelle il y a eu tous ces départs hors du pays.
Dans Poussière dans le vent, je parle beaucoup de la diaspora de ma génération. Maintenant, je pourrais écrire un roman sur l’émigration cubaine qui s’intitulerait Ouragan dans le vent. Les gens partent là où ils peuvent et comme ils peuvent. Le plus triste de tout cela, c’est que la majorité des émigrés sont des gens très jeunes qui s’en vont avec leurs enfants. J’ai un ami qui travaille à l’aéroport de La Havane, sur des avions qui partent au Nicaragua, point de départ pour aller ensuite vers les États-Unis. Il me dit que dans chaque avion il y a vingt ou trente enfants, c’est-à-dire l’équivalent d’une salle de classe. En une semaine, c’est l’équivalent d’une école entière qui est parti. Semaine après semaine, on peut imaginer l’appauvrissement démographique et social produit par cette émigration, situation qui non seulement complique le présent mais compromet le futur. À l’horizon proche, on ne voit apparaître aucune solution.
Sous une trame policière, toujours passionnante, mais dont on sent bien qu’elle est avant tout une façon d’accrocher l’attention du lecteur, vous posez des questions sociales et politiques majeures qui, au fil de vos œuvres, sont de plus en plus apparentes. Une des questions que j’ai vu émerger depuis L’homme qui aimait les chiens autour de l’assassinat de Trotsky (traduit par René Solis et Elena Zayas, Métailié, 2011), c’est celle du moment où une révolution tourne mal et où les espoirs sont trahis. Cet objet mystérieux, le « sceau de Napoléon » que recherchent en vain les protagonistes d’Ouragans tropicaux, renvoie aussi à cette question puisque vous dites de Napoléon qu’il a été le fossoyeur de la Révolution française.
On fait une révolution pour changer une société. À Cuba, la société cubaine a réellement changé avec la révolution qui a provoqué toute une série de transformations sociales, économiques, politiques. Certaines ont été très bénéfiques pour le pays. Ainsi, ma génération a eu massivement accès à l’université. Nous avons eu la chance de bénéficier d’un enseignement de très grande qualité et donc d’un vrai développement intellectuel. Mais on dit souvent : il n’est pas seulement important que tu m’apprennes à lire ; il est également important que tu me laisses lire. Or c’est ce qui a manqué à Cuba : la possibilité de pouvoir nous-mêmes faire nos choix. Quand quelqu’un a faim, son premier besoin c’est la nourriture. Quand la faim est apaisée, d’autres besoins émergent. C’est ce qui est arrivé à Cuba.
Tout au long de ces années, la situation économique et sociale est devenue de plus en plus compliquée. Les gens ont commencé à avoir d’autres exigences, auxquelles la société n’a pas su répondre. C’est alors que s’est produit ce que j’ai appelé la fatigue historique, c’est-à-dire le manque d’espoirs, que beaucoup éprouvent. Beaucoup de facteurs difficiles à démêler y ont contribué, en particulier la relation très complexe avec les États-Unis. La politique de l’embargo, qui est un fait politique réel, touche à beaucoup d’aspects de la vie cubaine. Mais il y a eu également la très faible capacité à développer une économie efficiente qui permette aux gens de vivre bien. À un moment, grâce à l’argent de l’Union soviétique, nous avions à Cuba de meilleures conditions de vie. Pendant la crise des années 1990, l’aide vénézuélienne a contribué à une certaine amélioration de la situation. Mais ces relations de dépendance n’ont jamais aidé au développement économique dont le pays avait besoin. Quand on lit que Cuba doit importer du sucre pour subvenir aux besoins de la population, il est très facile de voir que quelque chose ne va pas du tout. Je crois que les mesures que l’on prend sont comme cacher une blessure sous un morceau de coton, quand on a besoin de points de suture. Le gouvernement a toujours eu peur de déplacer une brique du mur, parce qu’il a peur qu’alors le mur ne s’effondre.
Vous parlez beaucoup de la faim. Une autre émotion est présente dans vos livres, surtout dans Poussière dans le vent, c’est la peur. La peur qui s’insinue avec le soupçon, la peur qui menace la société. Mais en même temps, quelque chose du lien social se maintient.
Un lecteur de L’homme qui aimait les chiens a compris quelque chose. Il a compté le nombre d’occurrences des mots « peur », « terreur », etc., et il s’est aperçu que ces termes apparaissaient très souvent. Ils sont très liés aux systèmes de société relevant du socialisme réel. La vie des gens y est soumise à un puissant contrôle et cela crée des peurs. On ne peut pas cependant comparer la vie cubaine à ce qui se passait en Union soviétique sous le stalinisme. En Union soviétique, tout le monde avait peur qu’on vienne taper à la porte la nuit pour les emmener et les envoyer au goulag en Sibérie. Cela n’a jamais été le cas à Cuba. Il y a eu cependant d’autres mécanismes de contrôle des personnes. Quand on voulait critiquer le gouvernement, même si on se trouvait à l’étranger, on le faisait toujours à voix basse.
Cette réalité existe à Cuba mais elle est contrebalancée par un fort sentiment national. Le nationalisme peut être vu comme une vertu mais aussi comme une maladie. Si le nationalisme devient fanatisme, les relations aussi bien à l’intérieur de la société que vers l’extérieur s’en trouvent perverties. Mais quand le nationalisme affirme une identité, une indépendance nationale, une appartenance culturelle, il peut être positif. Ce sentiment existe à Cuba depuis le dix-neuvième siècle. J’ai beaucoup réfléchi à cette vocation positive du nationalisme cubain. J’ai écrit un roman, Le palmier et l’étoile (traduit par Elena Zayas, Métailié, 2003), dans lequel apparaît le personnage du poète José-Maria de Heredia, un indépendantiste, le premier poète cubain. Dans Ouragans tropicaux, le personnage étonnant et équivoque de Yarini représente, lui aussi, ce nationalisme. Étrangement, la guerre qu’il suscite entre proxénètes cubains et français devient une guerre pour l’honneur national. Et pourtant les proxénètes ne sont pas les meilleures incarnations de l’honneur national. Ce sentiment nous accompagne encore aujourd’hui. Les personnages de Poussière dans le vent qui partent de Cuba continuent à penser à Cuba et à penser en Cubains. C’est un sentiment d’identité nationale et de fierté nationale qui reste très fort.
Ma dernière remarque porte sur la question raciale, ou sur la question noire qui à Cuba, jusqu’à une période assez récente, comme j’ai pu moi-même le constater, était largement passée sous silence. Dans vos derniers romans, j’ai vu apparaître cette question. Aussi bien dans Poussière dans le vent qu’autour du personnage de Yarini, on voit ce que c’est qu’être métis ou noir. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Le racisme est l’une des maladies des sociétés modernes, et cela depuis la période de la Renaissance. Aussi bien la philosophie que l’esclavage sont basés sur l’idée de la supériorité de la race blanche sur les autres races. On a beaucoup débattu pour savoir si les Noirs ou les « Indiens » étaient des êtres humains. Cela a créé un type de pensée très difficile à dépasser. En termes juridiques ou légaux, la discrimination raciale n’existe pas. Mais surmonter le racisme chez les gens et dans la société est quelque chose de beaucoup plus difficile. En France, on connaît parfaitement les effets du racisme. Aux États-Unis, c’est évident. À Cuba, même si légalement il n’y a pas de discrimination raciale, on n’a pas réussi à faire disparaître le racisme. Il n’y a pas à cela que des raisons historiques ; il y a aussi des raisons économiques. Beaucoup de familles noires n’ont jamais eu les mêmes possibilités économiques que les familles blanches. Par exemple, quand on veut émigrer aux États-Unis, ce n’est pas la même chose si on est blanc que si on est noir. À Cuba, l’accès au logement ou aux différents services dépend aussi des origines raciales. Cependant, si l’on compare avec d’autres pays d’Amérique latine, la relation du pays à la question de la race est moins problématique à Cuba. Au Mexique, au Pérou ou en Équateur où une très large partie de la population est indienne, on peut parler de pandémie. Par chance, à Cuba ce n’est plus pareil. Mais à l’époque de Yarini, la solde perçue par les soldats noirs était très inférieure à celle des soldats blancs. Trois ans après la mort de Yarini, s’est produit un soulèvement, appelé « la petite guerre des Noirs ». Au cours de sa répression, beaucoup de Noirs ont été tués. À Cuba, nous nous sommes donc aussi rendus coupables de péchés historiques associés au racisme. Heureusement, la jeune génération à Cuba est aujourd’hui bien plus ouverte en ce qui concerne la question de la race. Pour elle, ce problème n’existe presque pas. On ne se préoccupe plus des différentes origines ethniques des uns ou des autres. C’est un des mérites du processus révolutionnaire cubain.
Cet article a été publie par notre partenaire Médiapart.