Cinq volumes en tout, tel est le projet. Trois ont déjà paru : L’enfant du siècle en 2020, L’homme de la providence en 2021. Voici le troisième, Les derniers jours de l’Europe. Deux derniers sont en préparation. Soit, jusqu’ici, deux mille trois cent douze pages dans la version française, excellemment réalisée par Nathalie Bauer. Le titre de cette somme considérable consacrée à Mussolini ? M. Aussi bref que l’ensemble est long.
M comme M le maudit, le film de Fritz Lang où l’on voit à la fin le héros être jugé par un tribunal populaire et lynché par la foule. Le héros de ces cinq volumes se nomme Mussolini et il finira en effet comme un « maudit » lynché par la foule, pendaison par les pieds incluse. Tout comme sera pendue sa dernière maîtresse, Clara Petacci. Un poète l’avait déjà déploré en son temps, dans son interminable poème en 117 Cantos. Ezra Pound, poète américain exilé en Italie, à partir de 1916 à Rapallo, en Ligurie, et contaminé par le fascisme ambiant au point de se voir confier par le régime une tribune radiophonique depuis laquelle insulter l’Amérique et lancer ses diatribes antisémites. Un poète à qui on épargnera finalement la chaise électrique. Parce que poète et parce que défendu par les poètes, même ceux d’un bord diamétralement opposé.
Antonio Scurati, l’auteur de M, est un historien et linguiste, enseignant à l’université de Bergame et à Milan. Il a cinquante-quatre ans et son entreprise, en Italie plus particulièrement, rencontre un très grand succès. À la lecture des trois premiers tomes, on peut d’ailleurs affirmer que ce succès est mérité. Le troisième, sous-titré Les derniers jours de l’Europe, est, plus que les deux précédents, passionnant à lire pour qui n’aurait plus en mémoire, c’est-à-dire à peu près nous tous, les étapes ayant conduit l’Europe au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Ce volume couvre très spécifiquement la période décisive allant de mai 1938 à juin 1940. J’y suis d’autant plus sensible qu’elle correspond dans le temps à ma propre naissance et que les récits hérités de mes parents sont restés pour le moins flous. Ce qui est normal, puisqu’ils vécurent en direct ladite période, réagissant au jour le jour, entre espérance et pessimisme. Or, l’aspect spectaculaire de ce troisième tome tient à la confrontation entre les deux monstres ayant décidé de mettre l’Europe à feu et à sang, à savoir Adolf Hitler et Benito Mussolini.
Pour commencer, et pour dire encore plus précisément pourquoi je me suis senti impliqué dans le récit d’Antonio Scurati, il se fait qu’à la page 390 de son livre le romancier historien attaque son chapitre – aucun n’est numéroté dans aucun des trois volumes mais chacun commence par un nom de personnage suivi d’une date – par la petite ville d’Abbeville, sur le fleuve Somme. C’est là en effet qu’il fait aboutir l’attaque Blitzkrieg des lignes de défense françaises par les Panzer du général Guderian. J’ai moi-même entendu un récit similaire dans ma petite enfance, ayant le « privilège » d’avoir ouvert les yeux alors même que notre village situé aux environs d’Abbeville, sur la rive nord du fleuve, venait tout juste d’être occupé par les soldats en uniforme vert. La zone fut très vite déclarée par eux « zone interdite », de par sa proximité immédiate avec la Manche et l’Angleterre. Confiant en ses fiches rarement prises en défaut, Antonio Scurati commet ici une légère erreur géographique lorsqu’il enchaîne ainsi : « Cette nuit même, les avant-gardes de la 2e Panzer division atteindront la Manche non loin du minuscule bourg de Noyelles d’où l’on voit, par temps clair, la côte anglaise ».
Impossible de ne pas protester à ce stade pour l’Abbevillois et l’homme du Ponthieu que je suis. Noyelles a d’une part pour nom exact Noyelles-sur-Mer, quoique déserté par la mer depuis le milieu du dix-neuvième siècle et, d’autre part, je puis certifier que d’aucun point du village, peu élevé au demeurant, ne se voit ni ne peut se voir l’Angleterre, à plus de cinquante kilomètres de là.
Simple détail, direz-vous, ou, pire encore, marque de susceptibilité géographique déplacée de ma part à l’encontre d’un récit où fourmillent les noms de petites villes italiennes ou allemandes, libyennes ou éthiopiennes. Assurément, mais il n’empêche que l’historien est ici pris en flagrant délit d’invention ou mieux encore d’échauffement épique qui lui fait franchir la Manche d’un pas de géant. En va-t-il de même pour le reste du récit ? Oui et non. Il est sûr que Scurati décrit une majorité de lieux avec exactitude, de première main pour ainsi dire, après les avoir lui-même visités. C’est au moins le sentiment que l’on a, par exemple, à propos du repaire de Hitler dans les Alpes bavaroises, le « nid d’aigle » de Berchtesgaden, où se rend Galeazzo Ciano, le ministre des Affaires étrangères de Mussolini, son gendre par ailleurs, le 12 août 1939. L’écrivain se tient manifestement aux côtés de Ciano dans le stupéfiant ascenseur creusé à même la roche, tous deux débouchant sur un paysage de sommets à couper le souffle : « Pour atteindre le nid, la délégation doit, après avoir traversé de sombres sapinières, parcourir les cent vingt-quatre mètres d’un tunnel horizontal arraché aux contreforts de la montagne, puis se livrer à un ascenseur – aussi grand qu’une pièce et revêtu de laiton et de bronze – qui s’élève sur une autre centaine de mètres dans un boyau vertical. Sanglés dans l’uniforme noir des SS, les gigantesques soldats de l’escorte eux-mêmes ont du mal à dissimuler l’angoisse primaire de l’enterré vivant. »
Aucun doute, nous nous élevons nous-même dans l’ascenseur à ses côtés, partageant cette impression d’expérience vécue qui fait à la fois le charme et le moteur du récit. D’autant qu’en l’occurrence nous n’aurons pas envie d’aller vérifier les lieux pour nous-même. Il n’en reste pas moins que le « gigantesque » apparaît partout dans cette épopée guerrière. Question de souffle, en effet. L’art et la technique de l’écrivain lui font très efficacement mettre en scène les rencontres entre ses personnages. Aussi, pour en finir avec cette impression de documentation défaillante, l’honnêteté commande de citer la très courte préface au troisième volume dans laquelle l’écrivain concède qu’il a pu commettre quelques erreurs : « Pourtant, ce roman est conforme, dans les moindres détails, à des événements historiques largement étayés (déduction faite de rares et légers anachronismes volontaires, ainsi que de quelques erreurs possibles). Il ne renferme rien de romancé ni, sans doute, de romanesque si l’on excepte son mode de narration. Ici, ce n’est pas le roman qui court après l’histoire mais l’Histoire qui se mue en roman. »
L’essentiel de l’entreprise n’est pas là en effet. Si risqués soient-ils, les détails ne servent qu’à donner chair et corps à la narration. Dans ce sens, l’érudition en action de Scurati est plus qu’impressionnante. La quantité, la diversité des archives consultées, leur intégration chronologique à mesure que se déroule le récit, leur disposition à la tête de chaque nouveau chapitre, constituent une interruption bienvenue dans la lecture, une sorte d’« aire de repos » pour le lecteur que Scurati a le souci de ne pas essouffler par son propre souffle d’écrivain. Ce troisième tome ne nous lâche pas, pour cette raison même. Les chapitres sont courts, jamais plus de deux ou trois pages, l’action se renouvelle parce que leur alternance est subtilement agencée. À des plans d’ensemble sur la situation politique de l’Italie dans le monde succèdent des portraits du Duce lui-même ou, mieux, de personnages apparemment secondaires de son entourage qui expliquent la fragilité de ses décisions et surtout son instabilité. Deux moments plus marquants que d’autres ressortent dans cet enchaînement. Le premier concerne la politique d’antisémitisme à laquelle, s’alignant sur Hitler, le Duce se convertit et qu’il ratifie dans sa Déclaration sur la race approuvée par le Grand Conseil du fascisme en octobre 1938. Le second est le discours sur la guerre qu’après des mois de tergiversation il prononce depuis le balcon du Palazzo Venezia à Rome, le 10 Juin 1940 : « Nous descendons sur le champ de bataille contre les démocraties ploutocratiques et réactionnaires de l’Occident qui, de tout temps, ont entravé la marche et souvent menacé l’existence même du peuple italien. »
De cette déclaration de guerre de Mussolini à l’Occident, nous prélevons cette seule phrase, accueillie par les acclamations de la foule sur la place, nous précise l’historien, pour bien montrer que le combat des fascistes ou des populistes de tout poil contre les démocraties ne date pas d’hier ou que si, justement, il remonte à l’hier récent de l’histoire de l’Europe. Les trois livres d’Antonio Scurati tombent en ce sens à pic, si l’on peut dire. Ils viennent nous rappeler combien la défense des libertés, qui est l’essence des démocraties occidentales, demande un combat sans relâche, guerrier s’il le faut, mais surtout jamais complaisant avec lui-même. Point n’est besoin d’insister sur la sempiternelle rengaine contre l’Occident et ses valeurs dégradées, c’est le fond même du fascisme, partant sa prétention à purifier la race de tout élément étranger. Si l‘Europe ne comprend pas que ce combat est consubstantiel à sa nature et à son histoire mêmes, nous courrons le plus grand danger. Ici, l’Italie, devenue tardivement nation en se détachant de l’Empire austro-hongrois à la suite des événements de 1848, s’affirme sans conteste plus emblématique que jamais. L’Europe, en effet, n’en avait pas tout à fait fini avec « ses » empires, donc avec son Histoire, comme elle le croyait abusivement depuis le traité de Rome de 1957. Antonio Scurati nous le montre et le démontre, démontant, rouage après rouage, l’engrenage qui a conduit les Italiens vers la monstruosité.