Graines et chuchotements de Salman Rushdie

La reparution en poche de Grimus, le premier roman de Salman Rushdie, publié en 1977, coïncide avec la sortie de son épatant dernier roman en date, La cité de la victoire, dans une traduction de Gérard Meudal qui le fait passer en français depuis longtemps. Occasion de revenir, à froid, sur la production rushdienne, à distance de l’émoi causé par l’effroyable attaque au couteau dont l’écrivain fut victime en août 2022.

Salman Rushdie | Grimus. Trad. de l’anglais par Maud Perrin. Folio, 480 p., 9,20 €
Salman Rushdie | La cité de la victoire. Trad. de l’anglais par Gérard Meudal. Actes Sud, 336 p., 23 €

Avec le recul, Grimus, publié par Salman Rushdie à une époque où il gagne sa vie en occupant un emploi de publicitaire à mi-temps, apparaît comme un texte expérimental, sorte de matrice du roman rushdien à venir, contenant en germe nombre de ses foisonnantes « obsessions » – le mot revient sans cesse dans le récit. Il dessine, en pointillé, une cartographie du possible, indique des virtualités qui ne s’accompliront pas toutes. Surtout, il marque un bond dans l’imaginaire, l’appropriation audacieuse des ressources conjuguées de l’heroic fantasy et de la science-fiction. Le genre en est incertain, l’inspiration mi-futuriste, mi-archaïsante. Rushdie semble hésiter entre plusieurs modes, déjà attiré par le roman encyclopédique. Refusant de choisir entre conte philosophique et fable anthropologique, récit initiatique et roman d’aventures, facétie anagrammatique et allégorie sérieuse, il se cherche.

La cité de la victoire Salma Rushdie
Salman Rushdie © Jean-Luc Bertini

Un étonnant bricolage fait se mêler mythes de création empruntés aux traditions les plus diverses : persane, scandinave, germanique et gréco-romaine. Il fallait toute la témérité de la jeunesse pour croire que pareil mélange serait soluble dans la fiction. L’écriture y semble paralysée par le désir, trop clairement affiché, de réussir coûte que coûte son entrée en littérature. Sous couvert de métafiction et d’intertextualité, l’intrigue s’égare du côté d’une île improbable de la Méditerranée, sur laquelle vient de débarquer Flapping Eagle, originaire d’une tribu d’Indiens d’Amérique. Né sous le signe indien, l’Indien de Phoenix a le visage pâle, comme Salman Rushdie, Indien de Bombay. Élément allogène, nouveau migrant parmi les immigrants de l’île déjà sédentarisés – on est toujours le migrant de quelqu’un, lit-on entre les lignes –, Flapping Eagle est le premier d’une longue série de déplacés rushdiens, en butte à toutes sortes de traumatismes et de discriminations. Si Grimus était un balbutiant essai, Les enfants de minuit (1981, traduit par Jean Guiloineau, Stock, 1983) le transformera magistralement.

Quarante-cinq ans et une fatwa plus tard, La cité de la victoire, seizième roman de Rushdie, a ceci d’épatant qu’il condense en un seul volume les forces et, dans une moindre mesure, les faiblesses de l’écrivain. Solidement charpenté en quatre parties, le roman, situé dans l’Inde du quatorzième siècle, remonte aux origines de la fondation d’un empire et d’une ville, Bisgana (ou la cité de la victoire), dont seules subsistent de nos jours les (authentiques) ruines. Cette fondation, une jeune fille de neuf ans en est l’inspiratrice. Une déesse, portant le même prénom qu’elle, lui souffle l’idée de faire sortir une ville de terre. Convoquant ses frères, elle leur remet un sac de graines magiques auxquelles elle confie le soin de faire pousser rues, temples et palais d’une mirobolante cité, peuplée d’éléphants et où aborde tel séduisant visiteur portugais bègue. Dotée d’une forme d’immortalité, Pampa vivra 247 ans, écrivant un long poème à la Virgile, diraient les Européens, à l’indienne pour les autres, sur la fondation de l’Urbs. Elle l’enfouira sous terre dans une jarre, en prévision du jour où celle-ci sera déterrée, et le poème épique retranscrit par un scribe modeste, qui n’est ni historien ni poète, mais juste conteur. Suivez mon regard…   

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‘La cité de la victoire’, seizième roman de Rushdie, a ceci d’épatant qu’il condense en un seul volume les forces et, dans une moindre mesure, les faiblesses de l’écrivain.

La ficelle est grosse, mais le romancier n’en a cure : il est là pour s’amuser et divertir ses lecteurs. Méta-fictionnel comme au premier jour, il se glisse, tel un coucou, dans le nid d’un autre, pastichant les grands récits de création indiens. En roue libre, son inspiration recycle des thématiques déjà présentes dans Les enfants de minuit, mais aussi dans Haroun et la mer des histoires ou L’enchanteresse de Florence. En se recentrant sur l’Inde, avec laquelle le romancier ne parvient décidément pas à couper le cordon ombilical, Rushdie renoue avec une inspiration vitale qui semblait l’avoir déserté ces derniers temps : l’antique Hampi, dans l’État de Karnataka, lui réussit à l’évidence mieux que les États-Unis d’Amérique. La perspective se fait cavalière quand le conteur prend en écharpe une armée entière de guerres de succession, de querelles dynastiques et de crises de régime, qui finissent toutes par se ressembler, et dont personne ne retient la portée. Mais peu importe, après tout. 

Ce sont les chuchotements de Kampana qui retiennent l’attention. Elle est la reine (à trois reprises) qui chuchote à l’oreille de ses sujets, de ses rivaux et ennemis, de sa longue descendance. À peine audibles, moins perceptibles en tout cas que le souffle du temps en sa marche inexorable, ses chuchotements sont une belle idée de romancier : ils illustrent, comme toujours chez Rushdie, le fertilisant pouvoir d’insémination et de persuasion de la fiction. La réalité, le réel, celui de l’histoire et de la politique, ne sont que les produits dérivés de l’imagination : le souffle créateur est premier, tout comme le sont les histoires… Gare, alors, au grain qui meurt, au murmure qui se tarit. Ils entraîneront dans leur chute des empires plus imposants et dominateurs encore que le royaume de Vijayanagara… 

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Autre belle et forte intuition : l’invraisemblable saga de Kampana, consacrant, c’est la chute par trop prévisible du roman, le pouvoir du verbe (« Les mots sont les seuls vainqueurs »), prend naissance dans un souvenir d’enfance. À la mort de son père, alors qu’elle est âgée de neuf ans, Pampa a vu sa mère rejoindre, sans broncher, le bûcher où brûlait la dépouille de l’époux. L’odeur âcre de la chair carbonisée se retrouve à chaque page, ou presque, du roman, lui conférant la charge affective et traumatisante qui autrement ferait défaut à cette galopante chronique épico-dynastique. Plus jamais ça, se promet Pampa Kampana. 

Quoique traversé de plaisantes références à un futur en tout point comparable au présent des années 2020 – « Kacu, cash, c’est l’avenir, disaient-ils » –, le roman grince, donc, quand les générations qui passent trimballent leur sanguinolent lot de bruit et de fureur shakespearienne, contre lequel les torrents de « Protestation » ne peuvent rien. Lorsqu’une barre de fer rougeoyante est enfoncée dans les yeux de Pampa – on croit revivre le supplicie infligé à Michel Strogoff ! –, la défaite semble consommée. 

C’est sans doute oublier que ces histoires de puissants, de reine et de rois, passent, littéralement, au-dessus de la tête des gens. Depuis la moiteur de la jungle, un chuchotement nous parvient : « Existait-il un moyen, était-ce seulement possible, de laisser le peuple choisir ? » L’idée choque Pampa, dans un premier temps, mais il n’est pas exclu qu’elle se convertisse aux idéaux de pluralisme et d’égalité entre hommes et femmes qui constituent le fécond terreau sur lequel poussent les graines magiques du roman rushdien. Inépuisablement, et par-delà toutes les avanies.