Devant ce pavé, qui est un monument de statistiques autant qu’un manuel (du supérieur) alors que personne n’en produit plus, on est d’abord sidéré, puis irrité quand on comprend que ce déferlement d’indications redit ce dont un bon essai adossé aux renvois des sources que les auteurs mettent à notre disposition nous convaincrait autant. Mais, comme rien d’équivalent n’existe, nous aurons tous désormais recours tant au livre qu’au site élaborés par Julia Cagé et Thomas Piketty, afin de peaufiner ce dont nous avons besoin, de préciser l’évidence du quotidien et de réviser en lecteurs-citoyens – les auteurs l’espèrent – ce que le DEUG d’histoire ou de Sciences Po nous aurait appris.
L’ensemble, débordant de graphiques, la meilleure part de ce complexe système de mise en évidence comme pour power points, plus encore que les cartes et les bâtonnets, légitime l’entreprise de relire notre histoire politique afin d’esquisser des « pistes raisonnables, étayées, fragiles et provisoires » pour situer notre processus socio-historique dans le temps et parfois dans la comparaison avec d’autres pays.
Oui, nous avions besoin de cette mise à plat qui redit que les riches votent à droite, que les déciles les plus riches le confirment à tous les coups, que chaque fois les très hauts déciles des communes dites « les plus riches » vérifient le fait. Et tant pis si nous n’entrevoyons que peu ou pas cette centaine de communes répertoriées comme telles. Elles ne sont bien sûr pas mécaniquement les 360, le 1 % des noms répertoriés, ce qui les aurait supposées de taille et de poids démographique similaire au tissu national, alors que, d’évidence, la richesse se concentre dans les métropoles et s’agrège en des lieux résidentiels spécifiques. Cette « richesse » aux variables amalgamées est en réalité peu signifiante pour les auteurs qui adjoignent propriété, revenus, foncier, biens immobiliers, activité artisanale ou industrielle, commerce et indépendants divers. Est-ce à dire que notre substrat reste jacobin et que nous ne connaissons que « les gros » face au petit peuple ? La mosaïque qui en découle restera flottante en tant que carte devant l’abstraction du chiffre récapitulé et déterminant pour l’élection présidentielle ; et tant pis pour ceux qui croient encore que les chambres font les lois et que les législatives ou les municipales ne sont pas que sondages de l’opinion.
Il reste en revanche difficile d’admettre la définition et la focale des « bourgs », si élastiques qu’ils englobent « la petite ville » de Remy de Gourmont jusqu’à nos préfectures de plus de 50 000 habitants, bref le ventre mou de notre tissu social. Or, ces bourgades déterritorialisées par le concept même de « territoire », qui depuis vingt ans adosse le mépris social aux formules de la technocratie sous prétexte d’administrer, sont inégalement pénalisées par la suppression des services au niveau du chef-lieu de canton qui, lui, disparaît dans sa communauté de communes. Et tant pis si la population agglomérée n’est pas pensée en termes d’effritement inégal du rêve démocratique, la raison socio-économique est érigée en régulateur majeur, ce qui est un appel à la résolution de l’absence de pensée politique de gauche sur ces thèmes. Et tant pis si, pour les votes très contemporains, le comportement des couches intermédiaires des secteurs sociaux et éducatifs reste judicieusement distingué de celui qui est lié aux secteurs dominants de la finance et de l’industrie, aux PME et au commerce, dont les employés sont plus nettement droitiers.
Bref, le volume est si gros que la volonté de récapituler deux siècles de conflits politiques a donné lieu à de longs rappels encyclopédiques et utiles avec ou sans graphiques redondants ; et le texte finit par pondérer ce qui a d’abord été péremptoirement asséné. La volonté d’illustrer devient parfois lourde quand de gros bâtonnets donnent la statistique du non, redondante par rapport à celle du oui, fondée sur le même référendum, sans mettre en valeur l’abstention, non explicitée. La frustration persiste devant des cartes où les continuités relatives et le tempérament local de quelques fiefs électoraux sont à peine lisibles. Trop souvent, le code couleur contre-intuitif ne permet que de projeter son propre savoir et on s’en croirait daltonien. Seuls les grands classiques des votes de 1848 et 1946 en sortent indemnes, car la bipolarisation règne. Selon les auteurs, elle perdure jusqu’en 1992. Encore que toute la fin du livre interroge l’émergence et la nature du Front national depuis 1984 et même avant, du temps où il se pointa dans la partie riche et friquée des métropoles avant de passer de nos jours aux villages pauvres et démunis de toute ressource autant que d’espérance (ces flyover countries, disent les Américains de l’establishment qui se flattent de ne les apercevoir que d’avion). On se demande alors si les auteurs, pour ne croire qu’aux sommes récapitulables comme pour les élections présidentielles même s’ils espèrent la victoire des solutions sociales progressistes, ne sont pas d’abord, en proie à la désillusion de leur autonomie au sein d’un destin socio-économique prédéterminé et prédéterminant, des enfants de Christopher Lasch, auteur dès 1996 de La révolte des élites (éditions Climats).
Les élections reprises dans leurs enjeux de société depuis la Révolution française, élections législatives ou – rares – référendums, donnent une bonne grammaire encyclopédique de ce qui doit se savoir. Cet énorme travail, fruit d’équipes nombreuses, n’est jamais reversé à leurs auteurs, on ne voit pas le moindre remerciement à qui que ce soit, ce qui est étrange : la tension vers l’excellence et son contrôle n’obligent pas à l’anonymisation des petites mains sans verser pour autant dans l’inflation actuelle des remerciements complaisants qui valent argument d’autorité. Ces équipes ont travaillé avec acharnement sur les statistiques pour faire surgir ce qui importe aux auteurs ; et, dans les commentaires et rappels historiques, les erreurs sont rarissimes (comme celle attribuant à Garnier-Pagès les Finances en 1848-1849 alors que c’était le très républicain banquier Goudchaux qui fut le parangon de la rigueur).
Il va sans dire que Julia Cagé et Thomas Piketty se posent en rupture avec leurs aînés, et particulièrement avec Hervé Le Bras, qui persiste à solliciter l’imagination des possibles dans ses approches. En phénoménologue, ce dernier reste fasciné par nos failles et ruptures rémanentes. Son dernier ouvrage, Tableau historique de la France. La formation des courants politiques de 1789 à nos jours (Seuil, 2022), relit des jeux de mémoire jusque devant des phénomènes non moins mouvants que le vote Le Pen en mutation, la crise soudaine des Bonnets rouges bretons autour de Carhaix et enfin les Gilets jaunes dont les ronds-points sont peu assignables à un ancrage. Au milieu de ces divers capharnaüms complaisamment évoqués, Le Bras continue de prendre en charge la durée comme ressource de possibles monstrations, ce qui n’est pas la méthode utilisée ici. Il reste que c’est bien la perturbation du tripartisme, avec l’émergence d’un bloc national conservateur, qui met à mal les habitudes d’un électorat fiablement et durablement dispersé.
L’idée du livre est tout de même de montrer que nos élections se jouent parfois bloc contre bloc dans un bipartisme à peu près stable mais que le tripartisme, avec les gouvernements de concentration républicaine sous la IIIe République, les jeux du MRP et des radicaux sous la IVe, ne donne que des majorités instables. Or, le macronisme, qui manifeste la volonté d’unir centre-gauche et centre-droit, en découle, et semblerait donc, de façon induite, exprimer une faiblesse naturelle ; sa complète droitisation en resterait plus que plausible. Tous les paris sont possibles, mais il reste que ce sont les zones pauvres et délaissées qui votent Rassemblement national et que les pauvres sont toujours les vrais déçus de la gauche et même de la République.