Henri Lopes, le flamboyant

Né en 1937 à Kinshasa, arrivé en France dès la fin des années 1940 pour ses études secondaires puis supérieures, Henri Lopes a vécu plusieurs vies, comme nombre de ses personnages de fiction. Ainsi sut-il inscrire ses pas dans ceux d’illustres prédécesseurs africains qui, à l’instar de Léopold Sédar Senghor ou de Bernard Dadié, ont conjugué une brillante carrière littéraire et un parcours politique de premier plan. Après avoir occupé d’importantes fonctions ministérielles dans son pays, il rejoignit l’UNESCO dans les années 1980 et devint finalement ambassadeur du Congo en France, de 1998 à 2016. Érigé de son vivant au rang de « classique africain », tant son œuvre était lue et enseignée dans le monde entier, le grand écrivain s’est éteint le 2 novembre 2023.

« Du côté de Katanga

On dit qu’un géant

Dans la nuit est tombé

Et l’eau qui tombe des ciels

L’eau qui tombe des fronts

L’eau qui tombe des yeux

L’eau qui coule en ondoyant

Dans le fleuve couleur de thé

Toute l’eau pleure et gémit

Dans cette nuit

Où la mort a visage de géant » [1]

C’est par ces vers en mémoire de Patrice Lumumba, Premier ministre de la république du Congo (Kinshasa) assassiné le 17 janvier 1961, qu’Henri Lopes entra en littérature, voici près de soixante ans. Certes, le jeune écrivain se détourna ensuite de la poésie – non sans avoir offert au Congo (Brazzaville) son hymne national – pour lui préférer la nouvelle (Tribaliques, 1971) puis le roman, mais ce fut bien une place de géant qu’il se tailla ainsi dans les lettres francophones. L’importance de son œuvre, où la petite histoire se mêle constamment à la grande, est attestée à la fois par l’ampleur de sa réception scolaire et académique (citons ici le volume collectif Henri Lopes : coups doubles, paru aux éditions L’Harmattan en 2021) et par l’influence discrète mais indéniable qu’il exerça sur ses contemporains et ses successeurs.

Henri Lopes Hommage
Henri Lopes avec René Depestre et Jacques Chevrier © Archives personnelles de l’auteur

On cantonne parfois l’œuvre d’Henri Lopes à son célèbre roman de la dictature (Le pleurer-rire, 1982), écrit à l’époque où l’auteur occupait d’importantes fonctions politiques dans la république populaire du Congo (ministre de l’Éducation, des Affaires étrangères, des Finances et même Premier ministre de 1973 à 1975). Tout lecteur se souvient de l’inénarrable tyran Bwakamabe Na Sakkade, bouffon sanguinaire vitupérant contre les médias occidentaux qui ont osé mettre en cause sa légitimité politique : « Agence France-Presse, organe de mensonge, ouvre tes oreilles grandes comme celles de lapin, sinon tu auras les oreilles d’éléphant ». Mais l’œuvre de Lopes ne s’arrête pas à cette amère satire.

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Dans une série de romans publiés aux éditions du Seuil puis Gallimard dans les années 1990 et 2000, l’écrivain s’employa à revisiter l’histoire coloniale et ses héritages post-coloniaux au détour de récits plus intimistes, où l’angoisse existentielle de personnages souvent métis, comme cet « enfant de la colonie » lui-même issu d’unions réprouvées entre colonisateurs et indigènes, est transposée dans des formes narratives d’un remarquable raffinement (Le chercheur d’Afriques, 1990 ; Le lys et le flamboyant, 1997 ; Dossier classé, 2002 ; Une enfant de Poto-Poto, 2012 ; Le Méridional, 2015). Témoin de l’histoire africaine, cette œuvre écrite « le papier sur la cuisse », « malgré [s]es énormes charges » politiques et diplomatiques, comme le soulignait Lopes dans ses récents mémoires (Il est déjà demain, JC Lattès, 2018), est aussi une entreprise littéraire exigeante, qui frappe autant par sa cohérence interne et par sa finesse d’observation que par sa richesse imaginative. 

S’il est un roman qui mérite entre tous d’être évoqué ici, c’est sans doute Le lys et le flamboyant. D’abord parce qu’il offre un remarquable exemple de tombeau littéraire et, partant, un modèle d’hommage posthume. Ensuite parce qu’il demeure l’œuvre la plus ambitieuse de son auteur, dont on ne peut que déplorer l’incompréhensible absence de réédition. Calqué sur « la rose et le réséda », le titre est emprunté à la plus célèbre chanson d’une imaginaire diva africaine, Kolélé, dont le récit s’emploie à retracer la biographie, après l’annonce de son décès. Avec une éblouissante virtuosité, Le lys et le flamboyant épouse et entremêle les prédilections de Lopes – figures de femmes africaines libres, dont il livra de magnifiques autoportraits (La nouvelle romance, 1976 ; Sur l’autre rive, 1992 ; Une enfant de Poto-Poto, 2012) ; piètres enquêteurs, pris dans les rets de l’histoire autant que dans leurs tourments existentiels (Le chercheur d’Afriques, 1990 ; Dossier classé, 2002 ; Le Méridional, 2015) ; déchirements du métissage et histoires d’amours impossibles ; portraits d’écrivains, apprentis ou confirmés, bien souvent teintés d’autodérision ; scènes de bar, de troquets et de « maquis », devenus sous sa plume l’un des hauts lieux de la littérature africaine la plus impertinente et la plus caustique, avant d’être repris par des auteurs tels que Kossi Efoui (La polka, 1998), Patrice Nganang (Temps de chien, 2003), Alain Mabanckou (Verre cassé, 2005) ou Fiston Mwanza Mujila (Tram 83, 2014). 

À n’en pas douter, les lettres francophones africaines perdent avec Henri Lopes une de leurs voix les plus flamboyantes. On aimerait croire que, comme nombre de ses personnages qui se font passer pour morts pour embrasser une nouvelle vie, il nous a joué un mauvais tour et qu’il ressurgira bientôt sous d’autres traits. En annonçant son décès, ne l’aurait-on pas confondu avec un des doubles qu’il aimait à se forger, se croquant en romancier opportuniste et plagiaire dans Le lys et le flamboyant, à la manière d’Aragon dans La mise à mort ou de Romain Gary dans Pseudo ? Qu’on nous pardonne d’imaginer cela : ravis d’avoir été une dernière fois dupes de sa fiction, comme nous ririons alors de l’avoir tant pleuré…


[1] Henri Lopes, « Du côté du Katanga », dans Léon-Gontran Damas (dir.), Nouvelle somme de poésie du monde noir, Présence africaine, n° 57, 1966, p. 41-42.

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