Permanent Midnight de Jerry Stahl aura bientôt trente ans, occasion de faire paraître en poche une traduction révisée de ce récit culte sur l’addiction et la désintoxication, qui s’inscrit dans la lignée de Burroughs et de Thomas de Quincey. EaN a pu s’entretenir avec l’auteur américain lors de son passage à Paris.
Ce bouquin serait-il le livre de votre vie ?
C’est l’histoire de ce mec d’il y a une vingtaine ou une trentaine d’années. Je le décrirais comme un cri du cœur hystérique et hilarant… beaucoup de travail désespérant devant la machine à écrire.
Vous avez commencé le livre au moment où vous faisiez un rêve récurrent.
Je faisais un rêve dans lequel j’étais toujours sur le point de me shooter, j’avais grand besoin d’une dose, et chaque fois le piston sortait et tout giclait. Et bien qu’au moment de l’écriture je fusse sevré de l’héroïne, je me réveillais dans le besoin, frustré, couvert de sueur. C’est sans doute la métaphore de quelque chose.
Depuis combien de temps êtes-vous sevré de l’héroïne ?
Ça fait à peu près vingt-huit ans. J’ai été soutenu, Hubert Selby m’a beaucoup aidé, quand tu rencontres des gens et que tu apprends que ton histoire ressemble à la leur, alors qu’avant tu te prenais pour un dur à cuire… J’ai assisté aux groupes d’entraide à la désintoxication, où tu croises des gens comme Hubert Selby et Bowie – il était encore vivant –, c’était à Los Angeles, c’était un groupe anonyme, avec deux « a » (Les alcooliques anonymes). Normalement, je n’en parle pas, mais je vous le dis à vous.
Donc l’écriture a suivi la désintoxication ?
J’étais sur le point d’être sevré, le livre était nettement plus long, il y avait plein de pages sur les petits délits que j’avais commis, sur mon expérience dans Downtown L.A. où j’ai vécu dans une voiture et où j’étais sans abri. Mais l’éditeur voulait se concentrer sur Hollywood ; donc, bien que mon travail de scénariste pour la télévision n’ait été qu’une infime partie de ma vie, le livre donne l’impression d’être consacré à un bobo qui a mal tourné.
Ce fut votre premier livre ?
Avant, j’avais écrit sept romans, mais personne n’en voulait. J’en avais publié un chapitre dans Playboy et dans un magazine littéraire, j’ai remporté le prix Pushcart ainsi qu’un prix bizarre, le Transatlantic Review Erotic Fiction Award. Mon chemin vers la publication a été étrange et détourné.
Tous vos héros sont des drogués : Lenny Bruce, Keith Richards, William Bourroughs, Miles Davis, Charlie Parker : des gens cool, contrairement à l’image que vous revendiquez.
Eux n’auraient pas écrit pour Alf (série télévisée des années 1980), je me flagelle quand je le dis. Soyons honnête : je n’aurais pas pu jouer dans un quintette avec John Coltrane, ni paraître dans un cabaret à côté de Lenny Bruce. Puis le jour où tu essaies de te débarrasser de ton addiction, Keith Richards ne sera pas là pour t’offrir une serviette chaude. Tu es tout seul en train de transpirer, de vomir, de hurler, de te mordre les bras.
L’addiction à l’héroïne est surprenante pour un Juif.
Est-ce que vous plaisantez ? On dit que les Juifs se suicident alors que les goyim commettent des homicides ; de même que les Juifs se droguent alors que les non-Juifs sont des alcooliques. Mais il s’agit d’horribles généralisations.
Comment s’est passée votre scolarité ?
J’ai grandi dans un quartier de la basse moyenne classe à Pittsburgh, j’étais le seul Juif dans une école de huit cents élèves, donc on me tabassait pour avoir tué Jésus. C’était dur parce que tout le monde détestait les Juifs. Il y avait des Polonais, des Irlandais, des Italiens, la seule chose qu’ils avaient en commun, c’était leur haine du Juif. L’antisémitisme est une force fédératrice, c’est formidable. J’ai grandi avec le sentiment qu’être Juif, c’est dangereux. Puis, quand j’ai fait ma bar-mitzvah à la synagogue dans le quartier riche de la ville, avec ces Juifs-là, je me sentais encore plus aliéné. Je perdais sur tous les fronts, c’était l’aliénation démultipliée. Mais comme l’a dit Hemingway, le plus grand cadeau pour l’écrivain, c’est une enfance malheureuse, donc merci maman et papa.
Depuis quand vouliez-vous être écrivain ?
J’avais envie de participer à un groupe de rock. Je suis né en 1953, j’étais trop jeune pour être hippie, trop vieux pour intégrer un groupe de punk. Mais je n’étais pas assez bon musicien, j’étais nul à la guitare. Si j’avais été moins timide, j’aurais adoré faire du stand-up. Les écrivains que j’aime, ce sont des comédiens de stand-up : Bruce Jay Friedman, Terry Southern, Stanley Elkin, même Joseph Heller. Que pouvez-vous faire d’autre, seul et nu à trois heures du matin, à part écrire ? On perd la raison, on travaille, on est productif… Sinon, j’ai fait plein de boulots : j’ai été coursier au magazine Redbook, j’ai vendu des Fuller Brush à New York – j’étais lamentable –, je n’ai jamais voulu de taf normal, ce que je regrette, parce que la plupart des écrivains gagnent leur vie en étant professeurs. Soit on enseigne, soit on est à Hollywood, soit on est né riche. J’ai raté les trois pistes. Donc je suis devenu journaliste, je prenais énormément de drogues, je faisais des enquêtes absurdes, par exemple au week-end nudiste pour les célibataires à l’Elysium Resort à Los Angeles. C’était du genre Hunter Thompson : on se défonce, on va dans un endroit dangereux, et on écrit sur son ressenti en tant que passeur. À New York, je l’ai fait pour le Village Voice, New York Press, Esquire, Playboy, British Esquire, ensuite pour California Magazine, Los Angeles Magazine, BlackBook, etc. Pendant des années, j’ai écrit une rubrique culturelle pour le magazine Details. Tout cela a disparu parce que c’était avant Internet, si vous n’êtes pas en ligne, c’est comme si vous n’aviez jamais existé. J’ai toujours voulu faire des livres, mais j’ai commencé avec le journalisme. Permanent Midnight aussi a nécessité des recherches, c’est juste qu’à l’époque je ne les considérais pas comme des recherches.
Hemingway est parti à la guerre en quête d’un sujet. Avez-vous fait exprès de vivre des expériences limites afin de pouvoir les écrire ?
Il y a peut-être quelque chose de cet ordre, une sorte de rite de passage. On n’a pas de guerre, donc j’ai créé ma propre guerre. J’en suis revenu un peu abîmé, le foie détruit, j’ai perdu des familles, des maisons, de l’argent, etc. En fin de compte, j’ai eu de la chance. Quant à Hemingway, il a eu la chance d’avoir une blessure qui n’était pas trop grave mais en même temps suffisamment sérieuse pour pouvoir dire qu’il avait été blessé. Les gars dans mon entourage qui ont fait la guerre – pour ma génération, le Vietnam – n’en ont jamais parlé. Pareil pour les vétérans de la Seconde Guerre mondiale. Tandis que Hemingway était intarissable. J’ai écrit un scénario sur lui et Martha Gellhorn (Hemingway and Gellhorn), c’est elle que j’adorais. Putain, qu’est-ce qu’elle était courageuse ! Le jour J, elle était sur place, alors que Hemingway se trouvait quelque part dans un bar sur un bateau. Être une femme et faire tout ce qu’elle a fait… et j’aime son écriture.
Que pensez-vous de son mari ? Hemingway est intimidant pour beaucoup d’écrivains américains.
Je ne l’ai jamais aimé. Un écrivain a le droit d’être un connard, Dieu sait que je l’ai été, ce n’est pas ça qui me gêne. Non, c’est que tous les profs d’anglais que j’ai eus n’ont cessé de le couvrir d’éloges. Moi, je ne veux pas de phrases courtes, j’aime les phrases sans fin, ces diatribes folles et frénétiques, comme celles de Stanley Elkin ou de Bruce Jay Friedman. Il y a une citation géniale de Don DeLillo, elle vient de Bruit de fond je crois, où il évoque « le grotesque spécial des hommes raisonnables menant des vies normales ». Ça me parlait, je ne souhaitais pas en faire partie. À mes yeux, Hemingway était sans humour. Mais, comme l’a dit George Bernard Shaw, « les idées ne sont pas responsables des gens qui les adoptent ». Donc ce n’est pas la faute de Hemingway si tous les profs médiocres l’adorent.
Pouvez-vous décrire la nouvelle qui vous a valu le prix Pushcart ?
Je l’ai écrite pour le bicentenaire américain (1976), elle parle d’un homme dont la bite ressemble à George Washington – c’était très classe – et a été refusée par Hustler (mensuel pornographique). Puis elle a été acceptée par Transatlantic Review, taratata magazine littéraire britannico-américain.
Permanent Midnight raconte la période où vous vous êtes installé à Phoenix pour votre programme de réhabilitation.
Depuis mon enfance, je me suis toujours senti comme un exilé dans mon propre pays. Mais putain, Phoenix ! En arrivant de l’aéroport, j’ai remarqué qu’une enseigne sur deux était un business qui vendait des membres prothétiques. Et que les femmes semblaient avoir été saumurées comme de la viande séchée – les hommes aussi, mais ça se voyait plus chez ces blondes décolorées au visage frit –, je ne suis pas misogyne, c’est juste une observation, Mesdames et Messieurs. Ce fut si alien, j’avais l’impression que c’était une ville consacrée à la chirurgie esthétique et aux membres prothétiques, peuplée par des hommes et des femmes à la peau abimée. C’est à Phoenix que je travaillais chez McDo – le centre de réhabilitation nous obligeait à trouver un emploi –, j’avais trente-huit ans, j’étais leur employé le plus âgé, les autres étaient des adolescents, je préparais les frites, on limitait mes échanges avec les clients, je n’étais pas très bon, donc je me trouvais au fond de la cuisine en train de racler la graisse des poêles à hamburger, je puais. Le matin, je regardais la livraison des hamburgers, exposés au soleil, ils étaient verts. J’ai entendu deux collègues – des adolescents – parler de moi, l’un disait à l’autre : « Je crois qu’il est arriéré ». Ce fut ma dose d’humilité. C’est cela l’ironie de la réhabilitation : au moment où on est le plus vulnérable, on subit des expériences qui donnent envie d’être drogué pour être en mesure de les affronter.
À part les auteurs déjà mentionnés, quels ont été les écrivains qui vous ont inspiré ?
J’aime Flannery O’Connor ; Donald Goines, un écrivain afro-américain, il était toxico et a écrit beaucoup de polars ; Ralph Ellison ; John Rechy, auteur de Cité de la Nuit ; Thomas Pynchon, pour L’arc-en-ciel de la gravité, à la fois si drôle et si brillant ; et DeLillo. J’aime Jean Genet, bizarrement, j’ai commencé à lire Colette, que j’aime bien – j’essaie d’introduire des références françaises –, j’ai eu du mal avec Balzac, j’aime Martin Amis, pour London Fields et pour un essai, The Moronic Inferno, qui est incroyable.
Dans l’adaptation cinématographique de votre livre, Ben Stiller était extraordinaire.
Merci, je le lui dirai. C’était courageux de sa part : à l’époque, personne n’avait envie de le voir dans un rôle sérieux. Sans rentrer dans les détails, il a fait beaucoup de recherches, il s’est rendu malade, avant chaque scène il se mettait dans la bouche ce poisson séché bizarre qu’on trouve dans les bodegas (épiceries mexicaines), puis il tournait en rond jusqu’à ce qu’il devienne malade, puis il jouait une scène où il était censé être mal en point. Maintenant, il est devenu un grand metteur en scène, l’un des meilleurs à Hollywood.
Ce livre rejoint le panthéon des grands textes sur la toxicomanie.
Ce n’est pas un texte sur la drogue. J’adore le genre, il y a des tonnes de mémoires aboutissant à la rédemption, dont Le livre de Caïn d’Alexander Trocchi ; Bande de menteurs de Mary Karr ; The Evening Sun Turned Crimson de Herbert Huncke, criminel et auteur new-yorkais. J’aimerais faire un livre sur les stupéfiants et les écrivains : Mary Shelley prenait du laudanum, un mélange étrange d’alcool et d’opiacés. Et feu mon ami Nick Tosches est l’auteur d’un livre génial, Confessions d’un chasseur d’opium. Tout cela est juste un prisme à travers lequel on peut considérer l’humanité.
À travers la drogue, y aurait-il une quête de l’absolu, que ce soit Dieu ou autre chose ?
Je suppose qu’on pourrait s’identifier comme extatique de l’héroïne, on pourrait prétendre qu’il y a là une recherche de Dieu, sinon une prise en compte de sa non-existence. On dit que la cocaïne est pour les gens qui veulent tout ressentir, alors que l’héroïne est pour ceux qui ne veulent rien ressentir. Lou Reed a écrit le meilleur truc sur l’héroïne, sa chanson Heroin. C’est juste une porte d’entrée. Parce que j’aime les mondes secrets et souterrains, la vie criminelle m’attire plus que la vie honnête, même si celle-ci finit par être beaucoup plus criminelle ! Ça t’amène dans des endroits où, normalement, tu n’irais pas. Aujourd’hui, ce n’est pas la drogue qui me manque, c’est le milieu, la chasse. Ça donnait un sens à la vie, c’était ça la véritable addiction.
Propos recueillis par Steven Sampson