Voici deux manuscrits exceptionnels, enfin traduits et édités en français. Écrits en grec, ils sont signés Marcel Nadjary, l’un des rares rescapés du Sonderkommando d’Auschwitz, qui raconte ce qu’il a vu et fait, et espère être entendu. Le premier est une lettre à des amis, datée de novembre 1944 : 12 feuillets manuscrits découverts par hasard en 1980 et pratiquement illisibles. Ils étaient cachés à l’intérieur d’une bouteille hermétique enroulée dans une sacoche en cuir et enterrée à Birkenau. Le second, plus détaillé, rédigé en avril 1947, était resté dans la famille de l’auteur, laquelle le déposa au musée d’Auschwitz en 1991. En 2017, une analyse d’image multispectrale du premier a permis de restituer l’intégralité du texte. Ces deux manuscrits exceptionnels, aujourd’hui traduits en français, parurent d’abord en Grèce. Ils sont dus à un membre du sonderkommando d’Auschwitz, un des rares rescapés, qui dit ce qu’il a vu et fait, qui espère être entendu. Marcel Nadjary termine sa lettre enterrée dans le silence par ces mots : « Que vos mains reçoivent ce que je vous écris ».
Qui est Marcel Nadjary ? Juif grec né en 1917 à Thessalonique dans une vieille famille bourgeoise, il étudie dans l’un des meilleurs collèges de la ville, manifeste des goûts artistiques et une passion pour la navigation à voile. Il travaille très tôt dans l’entreprise de son père comme fourreur, avant d’effectuer son service militaire. Fervent patriote sans engagement politique particulier, il rejoint la Résistance et la lutte clandestine, tandis que ses parents et sa sœur sont déportés et assassinés à Birkenau.
Probablement à la suite d’une dénonciation par une Française, Nadjary est arrêté le 30 décembre 1943. Emprisonné, frappé sauvagement, férocement torturé par les SS qui veulent son contact avec les Partisans, il ne dit rien, sinon qu’il est juif. Après de courts passages dans plusieurs camps, et d’autres séances de torture, il se retrouve le 11 avril 1944 sur la Judenrampe d’Auschwitz, c’est-à-dire sur le quai de débarquement à 600 mètres du camp, où s’effectue la « sélection » des Juifs « aptes au travail » (les autres sont envoyés dans les chambres à gaz de Birkenau). Nadjary est jugé apte. Après un mois de désinfection dans le camp de quarantaine, il est incorporé au Sonderkommando et affecté au crématoire III. Les Sonderkommandos de Birkenau sont des « unités spéciales » composées d’environ 2 000 déportés (tous ne sont pas juifs) forcés d’assister les SS dans les chambres à gaz, les salles de déshabillage, les fours crématoires ou les fosses d’incinération, la dispersion des cendres. Ils participent au plus près à la destruction des Juifs.
Les textes de Nadjary sont présentés avec minutie (à gauche la photo du feuillet, à droite la traduction) et accompagnés d’un dossier documentaire comportant notamment des éclairages historiques de Tal Bruttmann et de Frangiski Ampatzopoulou, et une analyse de Georges Didi-Huberman. Il faut saluer ici la qualité du travail éditorial des éditions Artulis et Signes et Balises qui permet une lecture intelligente de ces documents. Nadjary, affecté avec 150 autres détenus au block 13, décrit le processus de mise à mort. Il découvre petit à petit ce qu’il devra faire et ses émotions : « le comble du bonheur » quand on lui donne du pain avec des sucreries et son effondrement, la peur lorsqu’il se trouve pour la première fois devant la porte ouverte d’une chambre à gaz débordant de corps nus. « Notre peur était très grande. On a traversé le couloir à toute allure et on est remontés par l’escalier, tout le monde était terrorisé. »
Or, plusieurs fois par jour, pendant huit mois et demi, il va accueillir des Juifs qui ne savent pas ce qui les attend, beaucoup de femmes, d’enfants et de vieillards. Il va leur demander de se déshabiller et d’entrer dans la « salle des douches » – il remarque le soulagement de certains qui peuvent enfin se laver –, les presse, puis la porte se ferme, hermétique. Le gaz est introduit par le toit et la mise à mort dure 6 à 7 minutes, « des cris déchirants ». « Les Allemands suivaient le spectacle par le hublot en riant. Pourquoi est-ce qu’ils riaient ? Nous, on entendait les coups que les gens donnaient de l’autre côté de la porte et le Chemah [Ecoute Israël] que presque tous récitaient ». Ensuite, la porte est ouverte, ils doivent dégager les corps, les faire transiter par un monte-charge au niveau des fours. « En dehors du spectacle terrible auquel on assistait, il régnait un silence effrayant. » Là-haut, d’autres doivent couper les cheveux, arracher les dents en or, et brûler les corps dans les fours. Ils récupèrent les cendres, les passent au tamis, avant de les jeter dans la Vistule un peu plus loin. Nadjary estime la capacité de son four crématoire : « il nous fallait à peu près 24 heures pour réduire 2 500 personnes en cendres. » Nous n’en dirons pas plus, tant le récit de Nadjary est précis, concis, insupportable. L’auteur n’est pas écrivain, les circonstances le conduisent pourtant à employer un ton juste, un style parfois gauche, sec et sans fioriture, qui bouleverse le lecteur.
Fin juillet 1944, un soulèvement est envisagé par différents groupes des Sonderkommandos, Nadjary participe à la préparation d’une « attaque générale », ils rassemblent des explosifs, mais l’un des organisateurs est assassiné. En outre, après la destruction des Juifs de Lodz, une « sélection » est organisée pour réduire le nombre des membres de « l’unité spéciale », 663 hommes sont gazés. Le 7 octobre, l’insurrection explose dans trois crématoires. Nadjary y assiste impuissant. Des SS sont tués, la répression est terrible. À la fin de la journée, il ne reste plus que 200 membres des Sonderkommandos. Et dehors, l’Armée rouge approche, Himmler ordonne de détruire les crématoires. Persuadé qu’il sera ensuite assassiné, Nadjary enfouit son premier manuscrit le 7 novembre dans l’arrière-cour du crématoire III. À la mi-janvier, quand la plupart des centres de mise à mort sont détruits, il fuit du block 13 avec 25 autres Grecs, et se mêle aux groupes rassemblés par les SS pour ce qu’on appellera les « marches de la mort ». Il tient le coup jusqu’à Mauthausen qui est libéré par les Américains en mai 1945.
Notre regard sur les Sonderkommandos de Birkenau et de tous les autres centres de mise à mort a évolué. Il a d’abord épousé celui des rescapés des camps de concentration, qui voyaient en eux des collaborateurs des nazis et donnaient d’eux des descriptions extrêmement négatives. C’était d’autant plus évident que très peu avaient survécu, seuls quelques-uns avaient été entendus dans des procès d’après-guerre contre des nazis. Jusque dans les années 2000, nous assistons à une sorte d’opposition entre la parole respectée des rescapés et le silence de ces êtres perdus dans les centres de mise à mort. Même Primo Levi, qui, tout en évoluant sur le sujet, les maintient dans ce qu’il appelle la « zone grise ». Il les étudie dans Les naufragées et les rescapés (traduit par André Maugé, Gallimard, 1989) entre les Kapos et les chefs des Judenräte, comme « un cas limite de collaboration », non sans refuser, finalement, de les juger.
La publication de plusieurs textes enterrés à Birkenau, découverts entre 1945 et 1980, changea la donne. Pour la plupart écrits en yiddish, ils ne furent accessibles au public qu’en 1982, quand Ben Mark publia les premiers. Puis, en 2005, le Mémorial de la Shoah les reprit dans de nouvelles traductions, contextualisés et annotés, sous le titre Des voix sous la cendre [1]. Quoique cité, le texte de Nadjary n’en faisait pas partie pour les raisons évoquées plus haut. Il ne parut en grec qu’en 2018. Ces voix, jusque-là englouties dans le silence, donnaient une autre image de ces hommes, celle particulièrement de Zalmen Gradowski, « Au cœur de l’Enfer », aux accents lyriques inspirés de Dante. Elle témoigne surtout, selon un mot de sa traductrice, Batia Baum, d’une prise de conscience par l’écriture.
Dès lors, l’étude et la recherche sur ces unités spéciales, leurs productions (au moins huit textes et quatre photos à Birkenau) et leurs actions (insurrections à Birkenau, Treblinka ou Sobibor), confrontées à toutes les traces découvertes à partir de témoignages ou même d’investigations archéologiques, ont complètement modifié, au cours de ces vingt dernières années, notre perception et des formes de destruction des Juifs et de ces membres des Sonderkommandos. L’accueil des textes de Marcel Nadjary, si l’on en croit la qualité du dossier les contextualisant, est bien différent des débats passionnés suscités par les premières publications des années 1980, qui les rendaient souvent illisibles.
Cette lettre accomplit deux actes indissociables de son contexte. « C’est un testament à l’aube d’un acte de soulèvement : juste avant de passer à l’action, et donc, en toute probabilité, de se faire tuer par les Allemands », insiste Georges Didi-Huberman. Nadjary informe sur ce qui se passe dans son block en s’adressant directement à ses lecteurs, « que vos mains reçoivent ce que je vous écris », et il résiste en prenant des risques considérables. Acte d’information et de résistance, sa lettre est un cri. Probablement œuvre collective, méditée et préparée à plusieurs (on distingue sur les feuillets plusieurs écritures), c’est un acte de même nature que les quatre photos réalisées par une petite équipe (le photographe était, apprend-on, un proche de Nadjary). Nous avons affaire à une lutte contre les bourreaux dans un contexte où rien n’est possible. Il ne faut rien dire, rien faire, au risque d’une mort immédiate qu’il refuse. Il a ses raisons : « Mes amis, écrit-il ,en lisant quel travail j’ai fait, [vous vous demanderez] comment moi […] j’ai pu brûler mes coreligionnaires, c’est ce que je disais moi aussi au début, j’ai pensé plusieurs fois entrer moi aussi avec eux pour en finir, mais la vengeance m’a toujours retenu. J’ai voulu et je veux vivre pour venger la mort de Papa, de Maman et de ma sœur chérie Nelly ».
C’est également ce qui semble pousser Nadjary, à peine revenu de Mauthausen, à écrire le second texte. Il ne sait pas (et ne saura jamais) si sa lettre a été trouvée : il meurt en 1971. Il a besoin de donner de la voix, de crier pour transmettre et se venger. Le second texte est plus long, plus détaillé, toujours aussi concis, le « timbre » ne change pas. Il y intègre des dessins, qui ponctuent les images qui nous envahissent la tête. Dès lors, il est impossible d’y supposer une sorte d’autojustification ou de réhabilitation pour cause de collaboration. Certes, il donne de lui une image courageuse voire héroïque, raconte les tortures qu’il a subies, auxquelles il a résisté. Mais sa manière d’exprimer son questionnement intime, tout aussi forte que celle de Gradowski, et les descriptions nues de ce qu’il fait et vit, vont dans l’autre sens. À ce propos, la lecture de ces textes par Didi-Huberman paraît la plus pertinente. Il y détecte ce qu’il appelle une « voix criante sans crier », ce que j’entends comme le cri du silence.
[1] Des voix sous la cendre, manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau, dossier composé par Georges Bensoussan, Philippe Mesnard et Carlo Saletti, Mémorial de la Shoah/Calmann-Lévy, 2005.