Compiègne / 2010

Mohamed Mbougar Sarr évoque son arrivée en France, à Compiègne, alors qu’il allait sur ses vingt ans. Un âge qui n’est selon lui ni le meilleur ni le pire de la vie, puisque c’est celui où il a véritablement commencé à écrire. Ce texte provient du recueil annuel de la Maison des écrivains étrangers et traducteurs de Saint Nazaire, autour du thème «avoir 20 ans».


Le jour de mes vingt ans, une amie crut bon de m’offrir Aden Arabie ; je le commençai le soir même, à la mi-temps d’un match de la Coupe du monde de football 2010, et découvris les trop célèbres mots qui en formaient l’incipit : « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. Tout menace de ruine un jeune homme : l’amour, les idées, la perte de sa famille, l’entrée parmi les grandes personnes ». J’en voulus aussitôt à Nizan d’avoir exprimé avec un peu d’arrogance et beaucoup de justesse ma situation. En représailles, je décidai que son roman m’agacerait. Il m’infligea le double affront de me faire renoncer à la seconde mi-temps du match, et de beaucoup me plaire.

Mohamed Mbougar Sarr Meeting 2023 Saint Nazaire
L’auteur sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, photographié à la RAW Material Company à Dakar lors des Ateliers de la Pensée 2019 © Antoine Tempé

Où en étais-je de l’amour ? À la coquette tentation de ne déjà plus y croire, à la curiosité aussi puissante qu’inassouvie pour les femmes, aux onirismes obscurs et idiots. Les idées ? Je n’en avais point une qu’on pût dire originale, ou même personnelle : j’étais imbibé de celles que je lisais et je bouillonnais dans leur feu. Ma famille ? Elle me manquait mais je ne devais pas trop le laisser paraître et n’avais pas le droit, comme aîné, de faiblir et encore moins de décevoir. L’âge adulte ? J’y entrais comme dans le noir : en tâtonnant. On me disait jeune et c’était supposé être une promesse ; j’y percevais une sourde menace que je désirais pourtant éprouver. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie, certes, mais je m’opposerai à quiconque dira qu’il en est le pire. J’avais vingt ans : tout m’attendait et j’attendais tout.

Je vivais à Compiègne, où j’étais arrivé un an auparavant pour mes études supérieures. Je n’ai pris que tard la mesure, je crois, de l’intime étrangeté d’un tel déplacement, qui a toujours étonné certains de mes amis français : beaucoup, les premiers temps après mon arrivée, mais aussi longtemps après, me demandaient comment j’avais vécu la chose. Tout naturellement, répondais-je, et jusqu’à peu encore. Dix-neuf ans passés chez moi, entre les chaleurs familières de Diourbel ou Fayil et la grâce tricentenaire de Saint-Louis du Sénégal, entre l’amour de ma famille et la camaraderie de mes frères du prytanée militaire de Bango ; puis, le temps d’un cillement, par une chaude journée de la fin août, j’arrivai en Picardie. Je ne vois plus rien de naturel là-dedans.

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À Compiègne, je trouvai le meilleur de ce qu’on m’avait décrit de l’hypokhâgne : un éloge constant de la culture, une autre découverte des chefs-d’œuvre des humanités, l’art de vivre dans et par les textes, le goût du travail, la rigueur d’une méthode, la force d’une tradition, la libido sciendi. J’y trouvai aussi ce qu’on m’y avait annoncé de plus redoutable : la peur de l’échec, la certitude de son ignorance, les désespoirs réguliers, la noyade dans les livres, les khôlles, les évaluations parfois apocalyptiques. Je me rappelle les veillées nocturnes dédiées à commenter Spinoza, Bakhtine ou Vidal de La Blache, quand elles n’étaient pas consacrées à débattre avec quelques condisciples de la vieille interrogation de Leibniz. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? À vingt ans, c’était la question exactement inverse que je me posais. Tout compte fait, grâce à mes amis et à mes professeurs, grâce, surtout, à la compagnie des œuvres, j’ai été heureux au lycée Pierre d’Ailly.

Je n’avais pas encore écrit une seule phrase que je pusse alors arrogamment faire relever d’une écriture. Tout cela m’impressionnait trop, et je préférais lire – rien, du reste, n’a vraiment changé aujourd’hui. Au milieu de l’année de mes vingt ans, cependant, je commençai à songer ouvrir un blog dans lequel j’aurais raconté mon expérience de l’immigration. En ce temps-là, Nicolas Sarkozy, Éric Besson, Morano, Guaino, Guéant, Brice Hortefeux et autres joyeux personnages se demandaient ce qu’être français voulait dire. Moi, c’était n’être pas français et réclamer ma liberté d’aimer et de railler et de décrire la France, mais comme étranger, qui m’intéressait. Au débat sur l’identité nationale, je préférais le démon de l’identité non-nationale, que j’appelais littérature. J’ai créé le blog « choses revues ». Je l’ai tenu plus de dix années. J’y ai écrit mes premiers textes littéraires, mes premières nouvelles, mes débuts de romans avortés. « Choses revues » n’existe plus. Il est enterré dans le cimetière d’Internet, le secret de mes vingt ans avec lui.