Bien que Falmarès n’ait que vingt et un ans, Catalogue d’un exilé est déjà son quatrième recueil de poésie. Les trois premiers ont paru aux éditions Les Mandarines de Brec’h, près de Vannes, où le poète a séjourné, tandis qu’un autre ouvrage de lui est en préparation chez Yigui, à Conakry, sa ville natale. Il l’a quittée il y a six ans pour rejoindre l’Italie par la mer, avant de s’installer en France, à Nantes, où il poursuit actuellement ses études.
Comme l’écrit en préface son aîné, le poète tchadien Nimrod, « traverser l’Afrique à pied quand on a quinze ans en partant de Conakry pour rejoindre la France, un périple qui transite par le Mali et la Libye – odieux port d’embarquement pour les côtes italiennes –, c’est se damner à vie ». On ne saurait dire autrement ; et cependant, à en juger par ce qu’il écrit, Falmarès refuse manifestement de se peindre sous les traits d’un damné. Nimrod lui-même y insiste en constatant qu’« à vrai dire, chez Falmarès la douleur ne nous assomme jamais. Son lyrisme est un baume salvateur ».
Que pareil constat porte l’invasif mot de « résilience » à la bouche de celui qui s’en félicite , et il faut aussitôt lui taper sur le bec avant qu’il ne s’en échappe. Car la résilience n’est pas plus l’objet de la poésie de Falmarès que la souffrance n’est son sujet. On peut regretter, à l’inverse, que la douleur n’éclaire pas sa poésie ou que son lyrisme ne l’y conserve pas, mais alors viendrait à l’esprit un autre mot, tout aussi intrusif que le premier, celui d’« évitement », et l’on devrait en ce cas aussi se rendre à la même conclusion : sa douleur n’est pas le sujet de sa poésie.
Il convient, en effet, de lever un malentendu que ni le présent recueil ni moins encore la présentation qui en est faite ne dissipent complètement avant que les lecteurs n’en atteignent le dernier poème, intitulé « Pourquoi ai-je immigré ? ». La question, on le sait, est de celles qui s’imposent – qu’imposent à ceux qui émigrent en France l’administration qui les reçoit ainsi que certains de leurs hôtes.
« Seigneur, pourquoi ai-je immigré ?
Qui sait ? Quoi ? Comment ?
Pourquoi me suffoquer de telles questions ?
Alors que l’exil est une promesse en enfer
Alors que le passé n’existe pas. »
Mais aujourd’hui, termine Falmarès, aujourd’hui il est arrivé au point « où la poésie est mon centre de gravité ».
De nouveau, le mot poisseux fait retour alors que tous les poèmes qui précèdent celui-ci disent que la poésie n’a rien, à ses yeux, d’instrumental ; qu’elle ne vise pas à résilier l’exil, ni l’enfer qu’il promet ; qu’elle ne sert pas non plus à en exhiber les marques qu’un lecteur trop informé serait tenté d’exiger de lui, avec un tact plus ou moins inquisitorial selon son humeur. Or, si Falmarès est de fait un poète exilé (l’expression « réfugié poétique », qu’il reprend à son compte sur la suggestion de ses premiers éditeurs, est par trop bon marché pour qu’on l’achète sans discuter), il n’est pas, en revanche, un poète de l’exil. Ou, pour être plus exact, il faudrait dire qu’à mesure qu’il se livre à la poésie, l’exil comme thème y reflue, non sans ressac, il est vrai, mais en se retirant malgré tout.
Ce phénomène, difficile à appréhender puisqu’il est encore mouvant, explique que Falmarès transforme dans son prologue le sens de l’exil en le redéfinissant comme « la rencontre de deux mondes. Le monde d’ici et d’ailleurs », et qu’il proclame dès son poème d’ouverture : « Je ne suis pas migrant ».
« Je ne suis pas Migrant
Je ne suis pas exilé
Je ne suis pas homme de couleur
Je suis un enfant de tous les pays. »
Antienne qu’entonne à son tour le quatrain d’envoi :
« Ô je ne suis pas Migrant !
Je suis un homme libre
Le monde est mon pays
La terre est ma demeure. »
Sur cette terre, la poésie est ce qui lui donne son centre et sa gravité, et par là un espace, un espacement, faudrait-il dire, plus qu’une distance. Falmarès s’espace lorsqu’il fait de la poésie, et cet élargissement de son horizon produit sur sa forme poétique un véritable changement. Plus son poème s’espace, en effet, plus la durée qu’il contient s’amenuise, et cet amenuisement est pour lui un moyen de rapprocher spatialement ce qui s’éloigne dans le temps – le point de départ de son exil – au moment même où cet éloignement lui permet de se rapprocher de la poésie – d’y trouver son centre de gravité.
Peut-être comprendra-t-on mieux ce processus en indiquant que, contrairement à ce que l’on attendrait d’un poète de l’exil, Falmarès ne pratique pas l’élégie. Sa prédilection va plus sûrement aux hymnes, ce qui ne l’empêche pas d’y introduire parfois quelque bémol, comme lorsqu’en s’adressant à Nantes, sa ville d’adoption, il dit avoir « découvert ton passé glorieux / dans les abysses de l’Histoire », en l’occurrence celui de la traite négrière. Au reste, même lorsqu’il se remémore son enfance en s’en souvenant comme « d’un pays de haute plaisance », Falmarès ajoute aussitôt que « tout souvenir est un poème », que « tout souvenir est un être vivant », et par conséquent d’une nature plus large et en fin de compte tout à fait distincte d’une chose défunte que l’élégie rappellerait. Il n’est pas jusqu’au motif de la nuit, très présent dans son œuvre, qui ne finisse cependant par s’éclairer. « Une nuit en pays étranger », par exemple, qui dit la perte du début, s’équilibre derechef du gain du songe, et à travers lui du mot.
« Le mot qui m’était étranger
Le mot qui n’a pas de maux dans mes mots
Le mot que je n’ai point recherché
Ni songé
Le mot que je n’ai point appris
dans le dictionnaire de mon enfance »
En sorte que ce mot lui accorde finalement « Une terre où j’aurais mon lit ». Dans « À vingt ans », Falmarès écrit encore que « les nuits d’exil sont comme / Une longue marche vers le poème », qui n’est donc plus seulement un fanal sur sa route, mais bien sa destination, pour ne pas dire ce à quoi son exil le destinait.
Certes, le poète n’ignore pas que le déracinement rebat la carte du monde d’une manière telle qu’en se déchirant l’espace disjoint aussi le temps. « Et maintenant que deviendra l’Afrique sans nous ? », demande-t-il. « La terre où reposent nos ancêtres », répond une autre voix dans « Boza », ce « poème à lire à deux voix ». Nombre de ses textes sont d’ailleurs adressés à un proche, à un ami, à son père, ou à l’objet même de son poème, comme si le poème cherchait à renouer un fil. Pourtant, cette filiation n’est là aussi qu’en partie redevable à l’expérience de l’exil.
En se présentant comme « Descendant de griot depuis plusieurs générations », en se disant « fils héritier des songes et des chants / Et des danses immémoriaux », on se met à penser, comme dans Les Immémoriaux de Victor Segalen, qu’en recourant à l’écrit pour revendiquer cette descendance, Falmarès se choisit du même coup une autre généalogie, qui correspond à celle de son espace présent et non, désormais, aux lieux qu’il a quittés.
Pour personnelle qu’elle soit (mais la personne de Falmarès peut-elle être déliée de la poésie qu’il pratique sous ce pseudonyme pris pour elle ?), cette coupure comporte aussi un risque littéraire. Celui-ci pointe à la fin de « La peur », quand il parvient à résorber celle-ci poétiquement en la reconnaissant :
« Je sais je ne suis de ce monde
Je suis étranger à tout de cette nuit noire
J’ai peur ô mon Dieu,
J’ai peur comme un enfant qui vient de naître. »
À cet endroit, dans cet aveu, on perçoit paradoxalement que Falmarès pourrait devenir éminent, et cheminer à partir de là (car l’éminence en est la première marche) vers la souveraineté ; qu’il pourrait devenir, en somme, éminemment, souverainement poète ; et alors, craint-on, c’en serait fait de l’exil, de ce motif aussi adverse que nécessaire à sa quête. Souverain, Falmarès serait tout entier poète et enfin arrivé.
Bien entendu, à l’enfant qui a connu l’errance on ne saurait souhaiter d’autre fortune que celle d’arriver quelque part une fois homme, afin d’y trouver sa place, le lieu propice à l’aménagement de son espace. De ce point de vue, il y a assurément quelque chose de méchant à insinuer que ce qu’on sait bon pour l’homme pourrait se révéler néfaste à l’artiste. Reste que le balancement qui agite encore Catalogue d’un exilé suggère que son auteur – à cette date, à son âge – se tient très précisément à ce croisement.