Commençons par les somptueuses illustrations des Images médiévales de Jean-Claude Schmitt. Hautes en couleurs, peuplées de personnages et d’animaux familiers ou imaginaires, énigmatiques, elles inciteront le lecteur désireux d’en connaître le sens à gravir jusqu’au bout un texte fourmillant de mots savants, d’auteurs illustres ou inconnus, de visions contrastées du monde. En étudiant leurs variations au fil du temps, l’historien médiéviste déchiffre le travail de pensée d’artistes appliqués à traduire une croyance.
Ce livre se compose de neuf articles parus entre 2006 et 2023, où Schmitt « mêle volontairement la réflexion sur les concepts » à « des études de cas plus empiriques mais nourries par cette réflexion ». Ces neuf chapitres, « conçus et écrits à des moments différents, ont tous une histoire singulière. Mais ils se rattachent tous à une même expérience intellectuelle, jamais solitaire, propice aux rencontres et aux débats ». À vrai dire, leur singularité l’emporte de loin sur la continuité de l’expérience, ainsi au dernier chapitre, quand l’auteur observe au Brésil une cérémonie importée d’Estrémadure au XVIIIe siècle. Son titre, « Les deux corps de la Vierge », un « clin d’œil » adressé à l’essai Les deux corps du roi de Kantorowicz, « peut sembler impertinent », il le concède, tout en l’estimant justifié par l’émulation entre deux statues de la Vierge, « toujours identique à elle-même en dépit de ses transfigurations matérielles ». À ceci près qu’il n’y a plus ici de corps physique, et que ces deux statues ne se rejoignent jamais.
L’ouvrage est d’une incroyable richesse, mais son mode de composition présente comme souvent des inconvénients, redites, ruptures, absence de conclusion, plutôt qu’une construction progressive de sa démarche. S’il excelle à interpréter les œuvres picturales et leur contexte historique, le commentaire de Schmitt lasse à force d’écrivains, théologiens, artistes, compilateurs, critiques, vulgarisateurs, historiens, dont il cite scrupuleusement les contributions, donnant parfois l’impression qu’il s’adresse à un cercle de confrères. Le « fameux carnet » de croquis de Villard de Honnecourt ne l’est sans doute pas pour la plupart des non-spécialistes. Cela dit, il vaut un détour par le feuilletoir numérisé de la BnF.
Parce que le christianisme est un « monothéisme iconophile », l’essentiel de l’ouvrage lui est consacré, nourri de comparaisons avec les deux autres religions du livre, l’islam et le judaïsme. Différentes dans leur rapport à l’image, elles mènent le même combat contre l’idolâtrie, partagent la même croyance en un Dieu jaloux, unique auteur de la Création, en la résurrection des corps au Jugement dernier, mais varient sur le sens des lieux où se pratique la foi. Le temple de Jérusalem a été détruit, les bâtiments durables de l’Ecclesia se substituent aux pierres vives, fondement de l’Église, qui désignaient les apôtres. L’islam requiert des visites quotidiennes à la mosquée, mais un simple tapis de prière tourné vers La Mecque suffit.
Avec la doctrine de l’Incarnation propre au christianisme, le divin ne se contente pas d’intervenir dans l’histoire humaine par la médiation d’un prophète, comme l’islam, ou d’une promesse, comme le judaïsme. La matérialité de la chair est au cœur de l’histoire chrétienne et des pratiques dévotionnelles. Chaque hostie, hostia, victime du sacrifice, est le corps tout entier du Christ. Le langage métaphorique de la Cène, « Ceci est ma chair, ceci est mon sang », va se charger au cours des siècles dans les textes et leurs illustrations d’une matérialité hyperréaliste.
Chaque enquête s’appuie sur une comparaison minutieuse de nombreux manuscrits. Souci de la précision oblige, on croise et recroise le thème de la préfiguration ouvert par Mimésis d’Erich Auerbach, la mémoire de l’ancienne Loi et la promesse de son accomplissement par le Christ. Dans son épître aux Hébreux, Paul a dressé un parallèle dynamique entre l’Ancienne et la Nouvelle Alliance : Moïse et Melchisedech sont les figurae du Christ. Pour Joachim de Flore, « ce que la langue ne peut exprimer, les figures le montrent mieux ». La Bible moralisée établit une relation typologique entre la naissance d’Ève d’une côte d’Adam et la naissance de l’Église du sang de la plaie au côté, une nouvelle alliance du Christ et de son épouse l’Église, édifiée par les apôtres, identifiée à la Vierge Marie. La cohérence d’un monde ordonné par le plan divin s’exprime dans le jeu infini des concordances entre notions théologiques, morales, scientifiques, astronomiques. Sous des formes variées, les analogies assurent l’harmonie, le sens, l’unité du corps humain et de l’univers. La Beauté est mathématique, affirmera saint Bonaventure, car elle est une suite de nombres égaux.
Le Bréviaire de Belleville compose un programme figuratif exemplaire à cet égard. La marge inférieure du psautier représente de gauche à droite sept vices, sept sacrements, sept vertus. Chaque jour de la semaine commence par l’un des sept psaumes matutinaux. À chaque mois du calendrier, un des douze prophètes retire une pierre de la synagogue en ruine et la tend à un apôtre qui la convertit en l’un des douze articles de foi du Credo chrétien. Les Très Riches Heures du duc de Berry modifient les couples prophète/apôtre sans en altérer le propos, leur identité propre importe moins que la relation dialectique entre les temps de la Loi et de l’Église. Le temps chrétien est cyclique, mais orienté vers le Salut.
Schmitt note l’émergence de valeurs nouvelles dans les ambiguïtés du vocabulaire de l’iconographie. Nombre de mots désignent l’imitation, des plus concrets aux plus abstraits, de Platon à l’Antiquité tardive : imago, similitudo, simulacrum, exemplar, pictura, typus, effigie, eikôn… En latin classique, persona, qui donnera personnage, désigne un masque. Les historiens s’accordent à dater l’apparition du portrait individuel ressemblant au XIVe siècle, mais quand exactement, Schmitt invite à réviser la chronologie. L’évolution est lente, autour du regard de Dieu s’imposent d’autres regards et d’autres valeurs. Avec le Portrait à la fourrure de Dürer, inspiré d’un modèle classique, la Sainte Face, le peintre se pose en nouveau Créateur : « Ce n’est plus Dieu qui a fait l’homme “à son image”, c’est l’homme qui se peint à l’image de l’“Image incarnée” de Dieu. » La peinture de paysage, encore plus tardive, commence au début du XVe siècle.
Les peintres médiévaux sont d’abord fidèles aux enseignements de la Genèse ou aux traditions livresques, très peu ou pas du tout à l’observation de la nature. Leurs personnages sont les représentants génériques d’un groupe social, identifiables par leurs attributs, non des êtres singuliers. Mais, dès la fin du Moyen Âge, les images se font plus réalistes. D’importants changements se sont produits au cours du XIIIe siècle. La redécouverte de la Physica d’Aristote, les développements de la théologie scolastique, bouleversent les conditions d’observation des animaux et des plantes, suscitant des expérimentations séparées et une vaste littérature d’histoires naturelles. Villard de Honnecourt a observé et dessiné un lion vivant, qu’il s’applique à « contrefaire al vif ». Le Livre des abeilles du dominicain Thomas de Cantimpré mentionne quelque cinq cents animaux, tout en conservant leurs associations symboliques, telle la chouette, symbole de la cécité des Juifs. L’art a anticipé sur les idées des philosophes des Lumières, souligne Schmitt, même si des théologiens comme Bonaventure ou Thomas d’Aquin sont aussi des témoins attentifs des évolutions en cours.
Le tabernacle de Moïse, décrit au chapitre XX de l’Exode, figure-clé de l’épître de Paul aux Hébreux, a longtemps fait l’objet de controverses entre lecture littérale et interprétation anagogique, que Schmitt remonte pas à pas. Représenté en plan sur deux folios à l’ouverture d’un volumineux manuscrit de la Vulgate, le Codex Amiatinus de 692, il illustre à merveille l’articulation de l’allégorie et de l’histoire : « Ce véritable frontispice marque l’entrée du sanctuaire qu’est symboliquement la Bible et permet la “traversée du voile” qui, à travers le Christ, conduit le chrétien au Salut éternel. » Héritier d’une ample tradition exégétique, Thomas d’Aquin le mentionne dans 129 passages différents, et répète en se fondant lui aussi sur l’épître de Paul que « par delà le tabernacle historique de Moïse le Christ conduit l’âme des élus “à travers le voile”, “par son propre sang”, au “tabernacle céleste” “non fabriqué de main d’homme” ». Le tabernacle est représenté dans plusieurs des 144 manuscrits conservés de la Bible historiale de Guiart des Moulins. Après étude de leurs variations Schmitt se concentre sur la miniature du BnF fr. 9, qui allie une curiosité nouvelle de la nature à « une intention renouvelée de “moralisation” des espèces ».
Au chapitre 7, l’antépénultième, Schmitt aborde le monde encore trop méconnu de la liturgie, comparé au champ immense du légendaire chrétien. Parmi les ouvrages fondateurs du rapprochement entre histoire et anthropologie, il note Les rois thaumaturges de Marc Bloch et La Tarasque de Louis Dumont, déployés dans une très longue durée sans s’arrêter aux frontières disciplinaires, mais qui sont restés isolés dans l’œuvre de leurs auteurs. C’est l’occasion d’un retour sur l’évolution de l’étude des sociétés traditionnelles, et sur sa propre expérience de recherche. Entre le passé et le présent de notre propre culture, la rupture prévaut sur les continuités. Notre conception de la religion, qui implique liberté de conscience, choix individuel, est très éloignée du sens médiéval de religio, qui exprime l’idéologie d’une société entière encadrée par la hiérarchie ecclésiastique. Claude Lévi-Strauss a ouvert un chantier exemplaire sur les rituels avec Le cru et le cuit. Ce n’était qu’un début. Schmitt, qui s’intéresse de longue date à l’histoire des gestes, propose de le poursuivre par une étude du signe de croix employé dans un grand nombre de rites différents, « bénédictions, consécrations, exorcismes, prières, etc. ». Que ce geste soit répétitif, peut-être machinal, gêne parfois les commentateurs d’obédience catholique, mais c’est justement ce qui fait son intérêt : les sensibilités attachées aux actes rituels dévoilent des pans entiers de la subjectivité des acteurs et auteurs. Le signe de croix occupe une place importante dans la pédagogie de l’Église, avec des exemples concrets, des historiettes pittoresques adressées à la diversité des auditoires. Schmitt a relevé dans la base de données ThEMA quatorze occurrences du très populaire récit de la nonne affamée et du démon qui se justifie en expliquant qu’il n’a fait que son devoir de démon, puisqu’elle a omis de se signer avant de l’avaler avec sa laitue. Les auditeurs du sermon sont conviés à comprendre le sens et les effets de ce geste réflexe, et à l’inscrire dans leur cœur, car il est leur meilleure arme dans le combat permanent contre les forces du Mal. Le Liber revelationum de l’abbé cistercien Richalm de Schöntal détaille les ruses des démons qui l’assaillent comme des nuées de puces et de poux. Contre leur inlassable fourberie, le signe de croix est son glaive, il le refait trente fois, sur le visage, les tempes, sous les aisselles, « là où les démons ont coutume de se réunir ».
Les deux derniers chapitres sont consacrés au culte marial. Autre évolution riche d’enseignements, il s’est développé à partir du XIIe siècle, avec une abondance croissante de détails matériels dans les images, combinaison de matérialité et de dévotion que Schmitt propose d’interpréter comme un discours sur le genre. Dans la hiérarchie médiévale traditionnelle, le spirituel se classe au-dessus du matériel, les clercs au-dessus des laïcs, les hommes au-dessus des femmes. Elles se situent du côté populaire, celui des guérisons et des superstitions, mais certaines ont su se détacher par leur piété des contingences matérielles, et acquérir une réputation de sainteté. Autour d’elles les petits objets pieux prolifèrent. Les livres d’oraison, leur miniaturisation, diffusent la croyance, figurant la présence active de la Vierge.
La Dormition et l’Assomption fournissent à l’auteur une preuve fiable que la « pensée argumentative » n’était pas réservée à la théologie mais qu’elle est manifeste dans l’art médiéval : « les images “pensent” théologiquement, politiquement, socialement » à leur manière, que Pierre Francastel appelait la pensée figurative, mise en œuvre par les images, qui ne se contentent pas de traduire la croyance mais contribuent à la façonner. Ces deux épisodes constituent une séquence narrative d’autant plus libre que l’assomption corporelle de la Vierge ne repose sur aucune base scripturaire. Reliés ou isolés, ils exercent la réflexion d’artistes confrontés à un difficile paradoxe. Le corps humain mortel qui a porté le corps divin du Christ ne saurait être soumis à la putréfaction. Dans divers récits de la tradition apocryphe depuis le premier millénaire, les apôtres sont réunis au chevet de Marie par l’annonce de sa fin prochaine, puis l’ensevelissent, tandis que Jésus emporte son âme et la confie à saint Michel, puis revient sur terre une seconde fois pour ordonner que son corps soit porté dans une nuée jusqu’au Paradis. La fête de l’Assumptio s’impose dans la liturgie à Rome dès le VIIIe siècle, et bientôt dans toute la chrétienté latine. Divers écrits en donnent pour preuve le tombeau vide qu’on peut visiter dans la vallée de Josaphat, sa ceinture tendue d’entre les nuées à l’incrédule Thomas, mais sont jugés douteux par d’autres. La visionnaire Elisabeth de Schönau établit une communauté de nature entre les deux corps, et situe l’Assomption de la Vierge quarante jours après son décès, sur le modèle de la Résurrection et l’Ascension du Christ. L’attention à la réalité physique de son corps ressuscité se développe au cours du XIIIe siècle dans la sculpture, les tympans des églises gothiques, les vitraux, et dans des psautiers enluminés. Le thème croise celui de l’attente eschatologique, l’annonce du Jugement dernier, le corps glorieux promis aux élus.
L’ouvrage s’achève au Brésil en 2013, où l’auteur observe le déroulement sur trois jours du Círio de Nazaré. Deux statues de la Vierge se croisent sans jamais se rencontrer, l’original descendue pour la circonstance au pied de l’autel qu’elle surplombe pendant le reste de l’année, et la peregrina qui fait l’aller et retour de Nazaré à Belem sans jamais entrer dans la cathédrale. Elle voyage dans une berlinda fleurie sur un navire militaire peint en blanc, escortée par cinq cents bateaux, accompagnée de danses, chants et musiques profanes. Une messe solennelle est célébrée à l’intérieur de la cathédrale, tandis que les foules massées dehors nouent des rubans votifs aux pieds de la peregrina et immortalisent l’expérience par des selfies. Le clergé occupe une place privilégiée mais minoritaire autour de la berlinda, signe que la procession est de nature plus civique qu’ecclésiastique. C’était déjà le cas à l’époque coloniale, quand elle fut importée du Portugal par le gouverneur du Pará, Francisco de Sousa Coutinho. À partir de 1966, la cérémonie a suivi l’usage courant des processions en fabriquant une copie de la miraculeuse Nossa Senhora de Nazaré. La peregrina est alors prise en charge par différentes catégories de la population, « les chauffeurs de taxi, les vélocipédistes, la Marine, les motocyclistes, les homosexuels, etc. ». Puisqu’on ne voit jamais qu’une seule statue à la fois, la fiction de son unicité est maintenue. Deux millions de participants ont été recensés en 2021, preuve s’il en fallait que l’étude des rituels a de l’avenir.