Avec Libres de couleur, l’historien Frédéric Régent confirme son ample connaissance du fait colonial et de l’esclavage. Il met en lumière une catégorie de population relativement négligée par l’historiographie, pourtant gage de nuance dans la présentation du monde colonial habituellement saisi dans ses deux pôles, maître blanc et esclave noir. Cette histoire des « libres de couleur » s’inscrit dans une forme d’histoire connectée, même si l’auteur parle plutôt de « comparaison des situations », qui permet de mettre au jour cette « catégorie intermédiaire » par l’entremise de documents en diverses langues et d’archives concernant la quasi-totalité des colonies de l’époque étudiée.
Ce livre cherche avant tout et même par-dessus tout à faire émerger de la nuance dans le traitement de l’histoire de l’esclavage, implanté de manière manichéenne dans notre imaginaire, en invitant à se pencher sur une autre catégorie qui échappe souvent à ce schéma primaire : les libres de couleur. Si cette expression invite à réfléchir sur les nuances au sein du système colonial, son contenu reste toutefois peu clair, et dans son usage et dans sa définition. Aussi, sa généalogie demande un effort particulier. Cet effort est utilement déployé à travers l’intention panoramique du traitement de la question que nous livre l’auteur.
Qui correspond en contexte colonial ou en terre d’esclavage à cette catégorie qui met en avant la liberté et la couleur de la peau de celui ou celle qui en jouit ? La question peut paraître simple, mais ne l’est pas quand on met en exergue les différentes nominations des non-Blancs en possession de liberté au sein du système colonial. Une nomenclature a été réalisée par Moreau de Saint-Méry (1750-1819) qui avait réclamé la liberté des esclaves de Saint-Domingue selon Thomas Madiou (1814-1884). Il voulait nommer les nuances de mélange des croisements des « races » dans les colonies, du moins sur l’île.
Il y a une propension à confondre affranchi et homme de couleur parce que la majorité des affranchis sont des métis. Or, un affranchi est d’abord quelqu’un qui bénéficie de sa mise en liberté. Par exemple, Madiou, qui n’est pas exempt de l’usage peu rigoureux de la notion, sépare les Noirs libres des hommes de couleur. Ce manque de rigueur dans l’usage des notions se fait sentir lorsqu’il énonce ceci dans le premier tome de son Histoire d’Haïti : « Dans la colonie française, il y avait trois classes d’habitants : 1) les Blancs ; 2) les gens de couleur ou affranchis comprenant le Nègre et le Mulâtre libres ; 3) les Nègres et les Mulâtres esclaves ». Le fait de parler des « gens de couleur ou affranchis » tout en différenciant hommes de couleur et Noirs libres ne contribue pas à la clarification de ce que les termes peuvent sémantiquement couvrir.
Il semble malheureusement que ce problème notionnel ne soit pas résolu, voire clarifié, dans ce que nous propose Frédéric Régent en maniant les termes presque indifféremment. Dès le premier paragraphe de son introduction, il nous dit : « Pourtant, il existe entre les blancs et les esclaves une autre catégorie de population : les libres de couleur. Il s’agit d’affranchis ou de descendants d’affranchis dans des sociétés coloniales où les personnes réduites en esclavage sont originaires d’Afrique subsaharienne. » Si ce premier cadrage conceptuel pose les libres de couleur comme des affranchis, il ne nous dit pas que l’inverse n’est pas valable. Plus loin, ce qui prête davantage à confusion, il énonce que « les affranchis se distinguent, du fait de leur couleur de peau, du reste de la population. Par le métissage, ils se démarquent aussi des autres esclaves ». Il n’est pas juste de définir systématiquement l’affranchi par sa couleur de peau, c’est-à-dire de faire de la couleur de peau une propriété du statut d’affranchi. Parler du « reste de la population » c’est se référer en filigrane aux autres catégories : noirs et blancs. On peut être d’accord pour dire que dans les colonies il y avait des esclaves noirs, majoritaires bien sûr, et des esclaves mulâtres ; des affranchis de couleur, majoritaires évidemment, et des affranchis noirs. En effet, de manière opérationnelle, les libres de couleur sont des affranchis de l’esclavage et de l’exploitation coloniale issus de parents aux apparences phénotypiques différenciées.
Frédéric Régent retrace et analyse la constitution du monde colonial tout en se fixant sur la gestion des libres de couleur et de leurs descendants. Il part des couronnes ibériques (Portugal, Aragon, Castille) du XIVe au XVIe siècle pour se concentrer ensuite, à partir du XVIIe siècle, sur le développement du phénomène, avec la virulence de la traite qu’on connaît, dans les empires coloniaux tels que la France, l’Angleterre et l’Espagne où des espaces coloniaux (Saint-Domingue, Martinique, Guadeloupe, Jamaïque, Trinidad, La Réunion, Barbade, États-unis, Cuba, Pérou, Guatemala, Mexique, Surinam, Brésil… ), loin des métropoles, sont mis en place pour la majorité sur le continent américain. La force et l’originalité de son travail se trouvent dans cette large mise en récit de la catégorie des libres de couleur. On apprend que ces derniers ne sont pas systématiquement traités de la même manière dans toutes les colonies : « Les règles discriminatoires varient d’une colonie à l’autre et ne sont pas toutes appliquées en même temps ».
L’un des problèmes essentiels soulevés dans cet ouvrage est celui de la possibilité d’envisager, pour le colon, une société esclavagiste avec des libres de couleur qui n’ont pas été en amont prévus dans la structuration de ce type de société tourné vers la négation humaine d’un groupe exploité par un autre groupe, humain, exploiteur-dominant. Une fois que les libres de couleur, fruit de leur intimité en grande partie avec des négresses ou amérindiennes, sont là, que faire d’eux ? Il devient nécessaire de légiférer pour les inscrire dans le corps social-colonial. Cette gestion concerne la totalité de leurs activités, sans compter les préjugés sociaux liés à leur couleur de peau qu’on appelle préjugés de couleur.
Par quels procédés les gens de couleur deviennent-ils libres ? Encore une fois, la forte démonstration de Frédéric Régent dans les réponses à ces types de question est d’une rigueur à saluer en ce qu’il prend le temps de voir ce qui se fait dans toutes les colonies de l’époque étudiée et leur manière de procéder quant à l’affranchissement des gens de couleur. Si l’Église participe à la légitimation de l’entreprise esclavagiste, on peut voir que le maître détient tous les droits sur son esclave, qui est sa propriété. L’auteur énonce certaines conditions d’affranchissement : la compassion paternelle, les bons et loyaux services d’un.e esclave, l’auto-achat dont le paiement du maître se fait périodiquement, le mariage avec une personne libre, le métissage et l’intégration… « Le métissage entre colons et femmes noires et l’émergence d’une population métisse libre existent aussi, dès les premières générations, dans les Antilles… » On sait néanmoins que les modes d’affranchissement n’obéissent pas à des principes fixes, valables en toute situation d’esclavage. D’ailleurs, « la liberté totale que possèdent les maîtres d’affranchir est donc progressivement restreinte », sachant que « les affranchissements évoluent en fonction des périodes et des lieux ».
L’obtention de cette liberté par affranchissement ne confère pas en réalité à l’homme de couleur un niveau de vie correspondant à celui du Blanc. Pour reprendre Aimé Césaire dans Toussaint Louverture. La révolution française et le problème colonial (Présence africaine, 1961), l’ontologie coloniale, pour ne pas dire une hiérarchie moins métaphysique, place « en haut, le blanc, être au sens plein du terme, en bas, le nègre, sans personnalité juridique, un meuble ; la chose, autant dire, le rien ». Entre cette positivité et cette négativité se trouve le mulâtre, homme de couleur libre, nous dit Césaire. Une existence de flottement pour le mulâtre, voire une identité en balancement par son propre regard de rejet du lien avec le Noir et le regard du Blanc qui lui refuse le lien avec le tout être. Son propre regard sur lui-même est une incidence de celui du Blanc.
L’aspiration ultime de l’homme de couleur est de devenir blanc, simplement pour fuir le malheur du noir et donc obtenir la place bienheureuse du statut blanc. Il est l’objet d’une existence approximative qu’il faut à tout prix rendre effective et situer dans la case du dominant, du civilisé, au détriment du rien qui inscrit en son être son caractère partiel et un congénital opprobre. Occuper cette case, c’est sortir d’une liberté entravée. À quel moment l’homme de couleur peut-il prétendre être débarrassé de la tache du sang noir, une tache infamante qui condamne ad vitam æternam à l’infériorité dans l’échelle humaine ? Dans une lettre adressée à l’administrateur de Cayenne en 1766, le ministre, nous rapporte Auguste Lebeau, écrit : « Il faut observer que tous les nègres ont été transportés aux colonies comme esclaves ; que l’esclavage a imprimé une tache ineffaçable sur toute leur postérité, même sur celle qui se trouve d’un sang-mêlé, et que conséquemment ceux qui en descendent ne peuvent jamais entrer dans la classe des blancs. » Le blanc, couleur de peau et construction sociale, devient une zone de possibilité et d’accessibilité pour l’homme de couleur afin que sa liberté puisse être complète et non entravée. Alors qu’« au début de la colonisation, la catégorie « blanc » n’existe pas… », on constate au fil du temps dans certaines colonies le recensement comme blancs des propriétaires « dont l’ascendance n’est pas typiquement européenne » en raison de « leur fortune et de leur place dans la société ». Devenir blanc pour un libre de couleur peut s’étaler sur plusieurs générations si le phénotype devient quasiment identique à celui d’un Européen. Par exemple, Laurenceau de Hauterive, un créole de la Martinique, estimait qu’au bout de la quatrième génération « le descendant d’un noir issu de trois métissages avec des blancs redevient blanc ».
Si la première partie du livre de Frédéric Régent retrace le « temps des genèses » de l’esclavage et si la deuxième s’attarde sur le « temps des préjugés », la troisième et dernière, quant à elle, traite des engagements politiques de cette catégorie d’entre-deux au sein du système colonial asphyxiant et rejetant leur présence. Auguste Lebeau, dans sa thèse en sciences juridiques De la condition des gens de couleur libres dans l’Ancien Régime soutenue en 1903 à l’université de Poitiers, avait dénommé, non moins juste et rigoureux, « « gens de couleur », les nègres, mulâtres, quarterons, métis et autres sang-mêlés, quelle que soit la proportion du sang noir et du sang blanc ». Son travail consistait seulement à collecter, parfois analyser, les différentes lois et ordonnances qui régissaient le fonctionnement de cette catégorie sociale sans les considérer comme des acteurs qui produisent une sensibilité et une subjectivité politiques en termes de rapports sociaux, économiques et politiques. Il ne s’agissait pas d’un vrai questionnement autour des mécanismes socio-économiques qui structuraient les rapports de cette catégorie avec les autres dans les colonies sous l’Ancien Régime.
Au contraire, « le temps des combats » est la manière, pour Frédéric Régent, de qualifier les comportements des affranchis de couleur et de leurs descendants de la fin du XVIIIe jusqu’au XIXe siècle. Très soucieux du cadre panoramique du traitement de son sujet, l’historien analyse les mouvements sociaux et politiques engagés par les libres de couleur dans les différentes colonies françaises, britanniques, néerlandaises, espagnoles, danoises. L’augmentation considérable de leur nombre impose leur force en tant que catégorie capable d’influer sur le mouvement et les directives de la colonie. L’auteur analyse avec acuité les révolutions américaine (1774-1783), française (1789-1799), haïtienne (1791-1804) et hispano-américaine (1810-1825), qui ont vu émerger les démonstrations de leur force politique. Les libres de couleur forment une classe qui mobilise, voire dessine dans une certaine mesure, les possibilités de la conquête de la liberté des esclaves noirs, notamment dans le cas de Saint-Domingue. Jean-Pierre Le Glaunec le signale dans son livre court et documenté, L’armée indigène. La défaite de Napoléon en Haïti (Lux, 2021), consacré à la bataille de Vertières, disparue dans l’historiographie française, où l’armée de Napoléon était vaincue par l’armée indigène le 18 novembre 1803 sous le haut commandement du général en chef Jean-Jacques Dessalines : « Du fait de ce double pouvoir [économique et militaire], les gens de couleur libres jouent un rôle central dans la Révolution de Saint-Domingue. Ce sont les premiers à initier le processus qui mènera par étapes à l’expédition de Saint-Domingue d’abord, puis à l’indépendance d’Haïti. Leurs conflits avec les Blancs déstabilisent profondément la colonie et ouvrent rapidement la voie à une insurrection d’un autre type, celle des esclaves que l’on croyait pourtant incapables de se soulever. »
Libres de couleur n’est pas une monographie sur telle ou telle figure importante, masculine ou féminine, de la catégorie des libres de couleur. On trouvera bien entendu des exemples de représentativité au devant de la scène des révoltes dans leur quête de liberté et d’égalité au même titre que le Blanc tout en étant globalement pour le maintien de l’esclavage des Noirs. Car, conclut Frédéric Régent, « l’affranchissement renforce [… ] les rangs des propriétaires esclavagistes » et aussi « la perspective de l’affranchissement permet [… ] la survie de l’institution de l’esclavage ». Ce livre nous permet d’avoir une vue globale sur les conditions des libres de couleur en situation coloniale avec pour perspective la possibilité de connecter les modes et agissements de ceux-ci face aux mesures discriminatoires au sein de chaque colonie des différents empires coloniaux.