Aventures des « misfits »

Avec Le dernier revival d’Opal & Nev, la journaliste américaine Dawnie Walton signe un premier roman riche et complexe. C’est l’histoire d’un duo né aux États-Unis dans les années 1960 : Neville Charles, un chanteur venu d’Angleterre, et Opal Jewel, une jeune femme de Détroit. Une histoire fictive ancrée dans une chronologie de faits réels, comme dans le film Forrest Gump (1994), avec une reconstitution presque cinématographique d’ailleurs.

Dawnie Walton | Le dernier revival d’Opal & Nev. Trad. de l’anglais (États-Unis) par David Fauquemberg, Zulma, 494 p., 24,50 €

« Opal avait la peau très, très, très sombre et Nev était très, très, très pâle, et ils étaient collés l’un à l’autre d’une manière qui semblait intime, vaguement tabou, sexy et dangereuse, vous voyez ? Tout ce que le rock’n’roll est censé être. D’ailleurs, vous savez à quoi me fait toujours penser cette photo ? Aux pubs Benetton des années 1980. » Cette photo, ce sont deux artistes fuyant la scène après une violente agression pendant leur concert. Qui parle dans ce passage ? Lizzie Harris, un des nombreux personnages fictifs de ce roman essentiellement constitué d’extraits d’interviews, donnant la parole aux uns et aux autres à différentes périodes. Le concert, la photo, ce sont les États-Unis en 1970 : Martin Luther King est mort et le pays est toujours enlisé au Vietnam. C’est la période « Black is beautiful », celle des premières publications de Maya Angelou et de Toni Morrison, mais aussi des photographies de Kwame Brathwaite qui ont contribué à donner une autre image des Noirs américains. Opal Jewel s’inscrit dans cette mouvance de valorisation de la beauté noire, mais en partie seulement : elle ne porte pas d’imprimés traditionnels africains ni la coupe afro. Ses tenues extravagantes et la variété de ses choix de coiffure, perruques diverses ou crâne rasé, préfigurent une esthétique proche de celle des années 1980 (Grace Jones), voire 1990 (Skin du groupe britannique Skunk Anansie). Il n’est pas étonnant que la chanteuse et actrice Janelle Monaé, figure plus récente de l’artiste-caméléon, soit également mentionnée.

Le dernier revival d’Opal & Nev. Dawnie Walton
Dawnie Walton © Rayon Richards

Neville Charles, pour sa part, est arrivé en Amérique avec une guitare et des rêves de chansons folk. À Rivington, la maison de disques new-yorkaise qui le repère, on pense qu’une voix féminine serait un plus, comme dans « Gimme Shelter » des Rolling Stones. À Detroit, Nev et son manager entendent deux sœurs en concert et le chanteur sait qu’Opal, la plus atypique, est la personne qu’il lui faut. Elle aussi s’installe à New York, où le styliste Virgil Lafleur la prend sous son aile. Opal et Nev forment un duo qui fonctionne et sortent un album ; Rivington organise un grand concert avec tous ses artistes, dont le groupe des Bond Brothers (inspiré du groupe sudiste Lynyrd Skynyrd), gros succès en termes de ventes. Les fans de ce groupe perturbent les prestations des groupes qui précèdent leurs idoles par un comportement misogyne et raciste. Opal, qui a par hasard mis la main sur le drapeau de la Confédération que Chet Bond, le leader du groupe, voulait brandir en entrant sur scène et l’a caché sous son tutu avec l’aide de son styliste, décide alors de le montrer et de le déchirer. Dans le tohu-bohu qui s’ensuit, le batteur est roué de coups et meurt. Il est tentant de lire dans ce passage la projection d’événements plus récents au cours desquels le drapeau sudiste a fait sa réapparition aux États-Unis, mais il est indéniable que la chanson « Sweet Home Alabama », aux paroles controversées, est sortie en 1974. Merry Clayton, une des chanteuses dont la carrière est retracée dans le documentaire 20 Feet from Stardom (2013), précisément la choriste qu’on entend dans « Gimme Shelter », a initialement refusé de chanter cette chanson, en mémoire des attentats de Birmingham dans l’Alabama. 

Ce livre capture un certain air du temps au tournant des années 1960-1970 et reflète aussi la complexité des choix que doit faire un.e artiste au nom de sa carrière ou de ses convictions. Opal et le batteur Jimmy Curtis refusent de jouer la chanson « Black Coffee » écrite par Nev ; même si celui-ci entend dénoncer les injustices, la chanson n’est à leurs yeux qu’une enfilade de clichés sur les Noirs. Le duo s’accorde en revanche sur « Who’s your Nigger Now ? » (« C’est qui le Nègre, maintenant ? »), titre purement fictif que l’autrice se plaît à faire encenser, lors de la tournée promotionnelle de Django Unchained, par Tarantino lui-même, dont l’éclectisme musical et le goût pour la polémique ne sont plus à démontrer. Les personnes qui existent ou ont véritablement existé sont brièvement intégrées à la fiction, souvent avec un certain humour. Les personnages purement fictifs, pour leur part, sont souvent assez réalistes pour être crédibles : Opal Jewel, Neville Charles, Jimmy Curtis, la narratrice, ont assez de contradictions pour faire des humains plausibles. Même un personnage plutôt caricatural comme Virgil Lafleur a de l’épaisseur : sa loyauté envers « Mad » (comme il surnomme Opal) lui a peut-être coûté une carrière plus brillante et a créé plus d’une fois des tensions avec son partenaire. Quant à Howie Kelly et Bob Hize, les gérants de Rivington – l’un a l’argent, l’autre la culture, l’un est soupe au lait, l’autre arrondit les angles –, ils ont tout de ces personnages complémentaires qui peuplent nombre de fictions romanesques ou cinématographiques.  

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L’agression en plein concert contribue largement à faire connaître Opal et Nev, mais aussi à la dissolution du duo : Nev devient accro à certains calmants, sur scène Opal a l’impression de devoir compenser par toujours plus d’extravagance les maladresses de son acolyte, qui à son tour y voit une volonté de son ex-muse de tirer la couverture à elle. L’utopie d’un succès musical unissant des personnes aussi différentes que ces deux individus s’effondre. Le batteur James Curtis en parle sans ambages : peu de groupes ont vu se mêler Blancs et Noirs, et on ne saurait lui donner tort quand le Summer of Soul, incroyable concert à Harlem était jusqu’à très récemment tombé dans l’oubli, tout le contraire de Woodstock qui a eu lieu la même année. Nev, le guitariste à l’accent britannique, « alien » mais pas trop, comme Sting quand il chante « Englishman in New York », fait une brillante carrière solo, tandis qu’Opal, après deux albums solo étrillés par la critique, disparaît de la vie publique. Elle s’offre un long séjour parisien qui reprend toute une série de clichés sur le bon accueil réservé aux Afro-Américains dans la capitale française, mais cela ne relance pas sa carrière pour autant. Et voilà qu’après des décennies il est question que le duo se produise à nouveau.

La narratrice, journaliste, a toutes les raisons de s’intéresser à ce « revival » qui donne son titre au roman : férue de musique, elle est aussi la fille de James Curtis, le batteur ayant perdu la vie lors du concert qui a mal tourné. Opal, qui a eu une relation amoureuse avec lui, a tenu à aider la veuve du musicien et sa fille, y compris pour les frais d’inscription à l’université. Autant dire que la relation entre ces deux femmes ne peut pas être simple. La narratrice y laissera des plumes, mais assistera tout de même au concert et surtout mènera à bien le projet d’écrire un livre sur Opal et Nev. On peut initialement être sceptique sur cette construction romanesque où se mêlent quête (du père, de la réussite professionnelle) et enquête (sur les circonstances de la mort du père), mais c’est une manière de s’assurer de ne jamais verser dans la simplification, tout étant lié d’une façon ou d’une autre. Elle s’appelle SarahLena Curtis, mais son nom de plume est S. Sunny Shelton, « une combinaison de nom prénom de naissance, mon mot préféré quand j’étais petite (Sunny, ensoleillé) et cette rue de Philadelphie où la façade ocre brun de la maison de ma grand-mère maternelle s’écaille jour après jour ». Une sifflante en trois temps, comme le son que faisait le père qu’elle n’a pas connu : « On ne savait jamais vraiment s’il riait, exprimait son approbation, sa désapprobation ou Dieu sait quoi d’autre, mais en tout cas – ce sss-sss-sss, c’était vraiment contagieux », explique Bob Hize à la fin de sa vie. La narratrice est elle aussi tiraillée dans des directions opposées : elle admire Opal tout en se demandant si elle n’a pas tiré profit de la mort de son père. Elle veut demander des comptes à cette femme-icône, oubliant qu’elle lui est redevable d’une certaine façon.

Le dernier revival d’Opal & Nev. Dawnie Walton
Electric guitar © CC BY 2.0/WebXplorer/Flickr

Le récit de Dawnie Walton réussit à faire revivre une certaine époque mais aussi la nôtre, la multiplicité des voix, les mèmes. Le « dernier revival » du duo a lieu à l’été 2016, avant la victoire de Donald Trump. Le mouvement « Black Lives Matter » existait déjà, parce que les violences injustifiées à l’égard des Afro-Américains n’ont jamais cessé d’exister. À l’agression du batteur par des spectateurs pendant le premier concert d’Opal et Nev, répond celle d’une spectatrice évacuée de force par la sécurité pendant leur dernier concert. Certaines choses semblent se répéter en boucle et la trajectoire de Sunny n’est, en fin de compte, pas très éloignée de celle d’Opal : elle arrive à une forme de consécration en devenant rédactrice en chef du magazine Aural, mais la chute ne tarde pas à suivre quand le personnel se mêle trop au professionnel. Opal trouve une forme de rédemption dans la défense de la spectatrice agressée et le renoncement définitif à la scène, Sunny trouve peut-être l’apaisement en rédigeant un livre qui éclaire les circonstances de la mort de son père et l’enchevêtrement des choses qui ont pu y contribuer.

Le dernier revival d’Opal & Nev est aussi un roman sur la célébrité : est-ce qu’il vaut mieux connaître la gloire pendant des décennies et traîner des problèmes d’addiction, ou plutôt faire l’objet d’une gloire éphémère et se contenter d’une vie confortable loin des projecteurs ? Dawnie Walton, avec l’histoire météorique d’un duo improbable, retourne comme un gant la question du succès, de la réussite, mots aussi indissociables des États-Unis que la « poursuite du bonheur » inscrite dans sa Constitution : est-ce qu’il est vraiment possible d’y réussir quand on vient d’ailleurs, comme Nev ? Quand on est états-unienne mais qu’on ne s’y est jamais sentie à sa place ? Quand on est roux (l’homme roux n’ayant pas l’aura sexy de la femme rousse) ? Quand on est chauve (Opal souffre d’alopécie sévère) ? Opal et Nev incarnent un rêve, celui d’une relation riche et constructive entre des personnes très différentes, mais aussi celui d’une réussite possible pour les « misfits », ceux qui ne rentrent dans aucune case. « Tous les gamins qui n’étaient pas blancs, bien évidemment, mais aussi ceux qui étaient gros, gay, qui avaient la fibre artistique, les gamins « personne me comprend », les gamins avec des handicaps physiques ou des défauts d’élocution, des problèmes de peau, des problèmes émotionnels, qui souffraient de mauvais traitements, et ainsi de suite. Des gens plus âgés aussi – tu aurais été surprise en voyant tous ceux qui s’identifiaient à nous. Qui voyaient notre cirque de marginaux débarquer en ville et se disaient qu’eux aussi, ils pouvaient nous rejoindre et être des stars le temps d’une soirée ou deux. Et pour ces fans-là, en tant qu’Opal & Nev, nous étions davantage que les simples rock stars qu’ils aimaient. Pour eux, nous étions la liberté. »

Opal s’est toujours considérée comme un monstre de foire (« freak ») et Nev a toujours joué la carte de la différence, cultivant soigneusement son accent britannique. Ensemble, ils ont créé un univers où leur duo avait sa place, comme dans leur chanson « Better Living on Mercury » (« autant vivre sur Mercure ») qui a donné leur nom à leurs plus fervents fans, les Mercurials. L’un et l’autre ont parfois été mal considérés, aussi bien par leurs semblables que par ceux qui leur étaient hostiles par principe : Nev est appelé « Traître à sa Race » dans un courrier, Opal se fait traiter d’Oreo et autres petits noms indiquant une identité noire superficielle. Une tentative pour dépasser les oppositions binaires (noir/blanc, homme/femme) et échapper aux étiquettes, c’est ce qui fait le charme du duo, et du livre lui-même, qui joue avec la réalité et la fiction, les clichés et les inventions improbables. Un pari audacieux mais réussi.