S’il existe des leviers un peu plus forts que d’autres pour soulever l’imaginaire, les îles sont de ceux-là. On ne fera pas la liste des fictions qui tiennent entièrement sur un coin de terre enserré d’eau. Seulement, une île, comme une ville, un massif montagneux, un bois, permettent de circonscrire l’espace dans lequel on peut fabuler plus aisément.
Il y a donc les îles qu’on fonde, qu’on invente, qu’on abreuve de mythologie et il y a celles qui naissent toutes crues, toutes nues, dont la vie en train de se faire de leurs habitants est aussi leur élaboration continue. Qui sont histoires et géographies plutôt que mythes. Pour le documentariste et écrivain québécois Pierre Perrault, ce fut le sort de l’île aux Coudres. « Comment fonder une île, découverte en 1535, colonisée en 1720, et sur qui, et sur quoi ? Je recherche le verbe de ce commencement », écrit-il dans les premières pages de Nous autres icitte à l’île, achevé quelques jours avant sa mort en 1999.
Cette île-là, située aux débuts de l’estuaire du Saint-Laurent, en face de Baie-Saint-Paul, Pierre Perrault l’a rencontrée à la fin des années 1950. Dès lors, il n’a cessé de l’écouter, de l’enregistrer, de la filmer et, enfin, de la dire. Ses premières années sur place sont aussi celles du « cinéma direct » qui, pour le critique et cinéaste Jean-Louis Commoli, « inaugure une révolution » : « filmer tout un chacun dans son décor et dans sa parole ». Une révolution sur les rives gelée de l’île aux Coudres, vraiment ? Il semblerait que oui, notamment grâce à la synchronie du magnétophone que tient Pierre Perrault et de la caméra que porte sur son épaule Michel Brault. Eux, avec d’autres, façonnent alors un cinéma documentaire qui se passe de glose pour ne plus laisser parler que les gens.
D’ailleurs, il faut les voir, ces gens de l’île aux Coudres, lorsque, l’hiver venu, ils passent d’une glace à l’autre, des glaces toutes différentes, jusqu’à rejoindre la terre du Nord (et on les voit dans La traverse d’hiver à l’île-aux-Coudres, produit en 1960 pour la télévision canadienne). Il faut les voir, aussi, ces gens de l’île aux Coudres, tels que Pierre Perrault les a vus, conduisant leurs traînes à bois sur les routes gelées, mettant des vêtements aux enchères pour renflouer les fonds de la paroisse, dansant et chantant, déguisés et masqués, lors des « mi-carêmes » qui sont autant de carnavals (et on les voit dans Pour la suite du monde, chef-d’œuvre documentaire présenté à Cannes en 1963).
Oui, il devient urgent de voir après avoir lu Nous autres icitte à l’île, et pour cause : ce livre est aussi bien un bilan – le mot est de l’auteur – qu’un commentaire d’images et de sons construit à partir des films tournés sur place dans les années 1960. Mais on peut aussi lire après avoir vu, afin de comprendre pourquoi de jeunes cinéastes ont mis leurs « camérages à l’écoute d’un petit peuple insulaire », pourquoi la « mémoire infaillible » de la pellicule et des bandes sonores a trouvé ici l’un de ses ports d’attache les plus fameux. « Aussi bien j’ajouterai mon récit du récit même s’il n’est pas à la hauteur de l’éloquence », renseigne au détour d’une page Pierre Perrault.
Après quelques chapitres dispensables où, s’appuyant sur une vingtaine de lignes des Relations de Jacques Cartier, l’auteur travaille les écarts qui séparent le mythe de l’histoire, la légende de la tradition, pour accroître la singularité de la fondation de l’île aux Coudres, on pénètre enfin dans l’histoire récente de celle-ci. Ses protagonistes sont Alexis Tremblay « le prophétique », son fils Léopold Tremblay, Grand-Louis le scieur de long ou encore le père Abel, qui garde la mémoire de « l’immense vannerie de la pêche à marsouins ». Ces hommes-là, Pierre Perrault a voulu les décrire après les avoir filmés pour les « hommager », rendre grâce à leurs discussions généreuses, à la poésie en acte de leurs gestes et à la « poétique de la parlure » quotidienne, faite de superlatifs, de vantardise, de controverse et de ces mots charnus – chouenne, baboulard, critiqueux – qui rempaillent le français. En somme, brosser « un hommage à brûle-pourpoint qui légende l’instantané ».
C’est aussi que ces hommes-là, à l’heure où Pierre Perrault en fait le portait, ne sont plus. À la fin de l’ouvrage, on apprend que les funérailles se sont succédé et l’auteur lui-même sent les siennes se rapprocher : « encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus ». Aussi n’y a-t-il qu’un pas à faire pour reprendre Nous autres icitte à l’île comme un livre testamentaire qui entend léguer les conditions d’une rencontre entre un cinéaste et « un peuple lourd de poésie, un peuple en travail de poète, en mal de poète, de ce beau mal verbal qui met au monde un avenir précaire ». Il a sûrement paru nécessaire à l’auteur de se replonger dans sa mémoire, ses archives, ses films vieux de trente ans, à l’heure où ce qu’il nomme « l’empire », l’uniformisation culturelle menée tambour battant par l’industrie nord-américaine, finit d’assaillir le moindre îlot resté en marge jusqu’alors.
Mais n’a-t-il pas contribué lui-même à l’exposition de l’île aux Coudres ? Au début des années 1960, il propose à l’un de ses habitants, Léopold Tremblay, de « relever » la pêche aux marsouins, cet orgueil des insulaires qui n’a pas été mis en œuvre depuis trente-sept ans. Faut-il y voir l’attrait du folklore, la perspective d’images spectaculaires, authentiques, le souhait de contribuer à un conservatoire des pratiques anciennes ? Peut-on comparer cette démarche avec celle d’un Robert Flaherty qui, quelques décennies plus tôt, a demandé aux gens des îles d’Aran de reprendre la pêche au requin, au risque de les mettre en danger dans les courants irlandais ? Non. En suggérant de relancer la pêche, Pierre Perrault a « l’impression d’avoir contribué à fixer la mémoire de l’île en faveur de l’île », une mémoire non seulement cinématographique mais également populaire, une mémoire qui se transmet de père en fille, de mère en fils. Du moins est-ce ce qu’il espérait, ce en quoi les participants croyaient. Retrouver la trace des pêcheries passées, ces « chicots » laissés dans la vase par les perches de sapins fichées en cercle, comme une grande nasse, c’était la redessiner, la renouveler pour les années et les générations à venir. Aussi peut-on croire Pierre Perrault lorsqu’il note : « Bien sûr nous avons fait un film sur la pêche à marsouins. Mais surtout nous avons tendu une pêche à marsouins, planté les trois mille trois cents harts sur trois mille de tour, dans la glaise bleue des battures du bout d’en haut. » Et les images de Pour la suite du monde, tremblantes de l’excitation d’une pratique ressuscitée, viennent corroborer cette impression.
Après la publication récente de Toutes Isles et du Mal du Nord, les éditions Lux poursuivent avec Nous autres icitte à l’île leur redécouverte de l’écrivain Pierre Perrault, et servent de point d’appui précieux pour continuer d’explorer le cinéaste. Avec lui, l’insularité échappe à la fiction et le documentaire s’ouvre à des dimensions nouvelles, proprement littéraires.