Le nom de Talaat Pacha est resté dans l’Histoire, avec ceux de ses deux compagnons, Enver et Cemal. Ils formèrent le triumvirat des « Jeunes Turcs », qui évincèrent le sultan et s’allièrent à l’Allemagne lors de la Première Guerre mondiale. Leurs figures restent aussi attachées au génocide arménien perpétré en 1915. L’ouvrage de Hans-Lukas Kieser, historien spécialiste de la Turquie, a le mérite d’éclairer la carrière de cet homme de pouvoir que rien ne fit reculer. Comme son sous-titre l’indique, il permet aussi de comprendre l’incontestable continuité existant entre le projet politique de Talaat et les régimes de Mustafa Kemal, dit Atatürk, et de Recep Tayyip Erdoğan aujourd’hui, en dépit de certaines différences.
Talaat Pacha est considéré comme le dernier des Grands Vizirs – l’équivalent du Premier ministre – qui dirigea l’Empire, tout en prenant la direction d’une organisation clandestine qui devint un grand parti populaire : le Comité Union et Progrès. Ce CUP était la plus puissante des formations du mouvement Jeunes-Turcs. Après 1908, c’est son comité central qui dicte la politique au sultan. En 1913, le CUP instaure un système de parti unique, tout en menant un combat visant à libérer le pays d’influences étrangères jugées néfastes. Cette première phase du processus d’édification nationale affichant les caractéristiques d’une dictature moderne était évidemment incompatible avec le règne du sultanat-califat.
Talaat n’était pas un militaire ; sa force consistait à « agir de l’intérieur, en sous-main ». Il arriva au sommet du pouvoir en usant de ses talents de médiateur et de son sens de la communication pour faire cesser les querelles internes. Dans l’histoire de Talaat et de toute la Turquie, un idéologue a beaucoup compté : Ziya Gökalp, le père spirituel du nationalisme messianique turc auquel on donnera le nom de touranisme ou panturquisme islamique. Cette pensée glorifiait une nation turco-islamiste homogène, rejetant le concept de nation constitutionnelle, hétérogène sur le plan linguistique et religieux. Ainsi, l’aspect multiconfessionnel de l’ancien empire était effacé. Kieser n’hésite pas à écrire que l’alliance idéologique des deux hommes « a joué un rôle déterminant dans le processus cataclysmique qui emporta le Moyen-Orient ottoman ».
Le CUP parut brièvement avoir un penchant démocratique en passant, en 1909, une alliance avec le principal parti arménien, la Fédération Révolutionnaire Arménienne. Les deux groupes se déclaraient résolus « à travailler la main dans la main » pour défendre la Constitution contre les mouvements réactionnaires. Il était même question de « l’extension des droits des provinces » dans un État de droit. Le comble est d’ailleurs que la Fédération Révolutionnaire Arménienne avait servi de modèle au CUP, et que Talaat admirait le brillant député socialiste d’origine arménienne Vartkes Serengülian, qu’il fit fusiller en 1915.
Pourtant, dès 1910, la répression qui s’abattit sur l’Albanie, réclamant le droit d’écrire sa langue en caractères latins, ne laissa guère d’illusions sur la volonté réformatrice du CUP. Puis les événements militaires jouèrent leur rôle : la perte de la presque totalité de la Turquie d’Europe en 1912 et 1913 fait de Talaat et de ses amis des adeptes radicaux d’un nationalisme turc d’un genre nouveau, décidé à faire table rase de l’idée ottomane d’une coexistence multinationale. Les non-musulmans sont alors considérés comme des ennemis et des agents des puissances étrangères chrétiennes. Les Arméniens sont particulièrement visés car « ils avaient, avec plus de détermination que toute minorité, exprimé leur soif de réformes égalitaires ». Talaat leur voua une « une haine féroce et fanatique » et utilisa les ramifications du CUP, irriguées par des sympathisants se trouvant dans les provinces de l’Empire, pour organiser méthodiquement le génocide. Nombre d’hommes furent assassinés dans leur village ; les familles furent déportées en direction du désert de Syrie dans une marche mortelle. Il y avait eu des prémices : 100 000 Arméniens, des hommes pour la plupart, furent massacrés en 1895, puis, en 1909, 20 000 autres.
C’est la victoire aux Dardanelles, en mars 1915, qui redonne moral et détermination à un pouvoir qui décide que le moment est venu d’éliminer les Arméniens. Dans l’esprit de Talaat, il s’agit de mener une guerre totale à la fois sur les fronts intérieur et extérieur. Il utilise une rhétorique inspirée d’un pseudo darwinisme social en évoquant « une lutte nationale pour la survie ». Dès juin 1914, le CUP avait expulsé vers la Grèce plus de 150 000 chrétiens orthodoxes, citoyens ottomans de la région d’Izmir. Il était déjà prévu de repeupler les régions désertifiées avec l’arrivée de 250 000 réfugiés musulmans venant des provinces balkaniques perdues.
L’ouvrage souligne que la responsabilité de Talaat dans les crimes est beaucoup plus importante que celle d’Enver et de Cemal. D’ailleurs, il assumait avec enthousiasme les faits. Kieser montre aussi l’influence qu’il aura sur les nazis. En effet, le théoricien Alfred Rosenberg reprend à son compte, en 1923, des passages entiers des brochures de Talaat, en donnant un contenu antisémite aux paragraphes anti-arméniens. Pour lui, ceux-ci se livraient à des actes d’espionnage, au service de l’Angleterre contre les Turcs, tout comme les juifs contre l’Allemagne.
Quand les ambitions impériales seront ruinées par la défaite de 1918, Talaat aura tout de même créé les conditions d’une souveraineté nationale turque sans partage, jetant les fondations d’un État-nation turco-musulman dominant toute l’Asie Mineure. « Talaat peut être tenu pour l’artisan majeur de la politique turco-nationaliste d’État post ottomane ». Atatürk lui-même estima que son action politique reposait « sur les épaules de Talaat », même si l’on se gardait de le dire. Pour Kieser, « la passation de pouvoirs de la Turquie de Talaat à celle de Kemal, du CUP à Istanbul à la nouvelle capitale Ankara, s’est faite, dans l’ensemble, de manière fluide, presque de manière imperceptible ». En effet, les deux hommes partageaient une conception « ultranationaliste » qui œuvrait pour un foyer national exclusivement turc. Ainsi, de jeunes fonctionnaires de l’équipe de Talaat prirent vite la décision de s’installer à Ankara. Beaucoup avaient du sang sur les mains. Atatürk déploiera cependant, en particulier à la fin de sa vie, des efforts pour désolidariser le nationalisme de l’islam, mais sans y parvenir. « Le spectre d’un retour hégémonique de la religion sur la scène politique turque ne cessera de hanter les successeurs kémalistes laïques de Talaat. »
Talaat, en exil à Berlin, envisageait de coordonner les islamismes montant en Égypte, en Inde, en Irak, en Afghanistan, au Turkestan… en s’alliant avec les bolcheviques ! Il est assassiné en 1921 par Soghomon Tehlirian, qui, à l’issue de son procès, est acquitté. Il faudra attendre les années 1940 pour voir apparaître des hommages officiels en Turquie. Nombre de rues, d’écoles et de mosquées porteront le nom de Talaat Pacha. Puis les islamo-conservateurs, patiemment, avec méthode, saperont l’héritage laïque de Mustafa Kemal et prendront le pouvoir.
Kieser fait remarquer à juste titre que la Turquie d’Erdoğan n’a pas pris ses distances avec le djihadisme militant, et que c’est précisément dans les territoires syriens, anciennement ottomans, où se déroula l’atroce déportation des Arméniens, que l’appareil militaire turc, aujourd’hui, combat les Kurdes et leurs alliés chrétiens. Il ajoute que « les esprits de Talaat et de Gökalp sont donc bien là, et ils ont pris possession du Parti de la justice et du développement ». En effet, l’AKP d’Erdoğan mêle nationalisme religieux conservateur et tropisme impérial néo-ottoman. L’auteur est persuadé que c’est la pérennité de cet esprit impérial qui a toujours été le principal obstacle à la démocratie. Ainsi, l’ouvrage a le grand mérite de nous aider à comprendre les lignes de continuité entre les régimes politiques turcs. L’Union européenne aurait pu, peut-être, déjouer le processus en intégrant la Turquie dans l’Europe avant la montée de l’islam politique. Elle ne l’a pas pu ou pas voulu.
Un autre ouvrage très documenté, Parachever un génocide, est consacré à la période qui va de 1918 à 1922. L’auteur, Raymond Kévorkian, soutient qu’en dépit de la lutte qui opposa les Jeunes-Turcs et Mustafa Kemal, celui-ci poursuivit la politique qui visait à l’homogénéité ethnique. Certes, les buts étaient différents : les Jeunes-Turcs ne pouvaient renoncer au panturquisme alors qu’Atatürk, plus réaliste, voulait fonder un État-nation. Entre autres, est évoquée la région de la Cilicie qui était occupée par l’armée française. Son retrait, à la suite de l’accord d’Angora (1921), entraîna une fuite éperdue de plus de 60 000 Arméniens. Le projet d’établir dans la région un « foyer national » arménien s’effondra, et une loi turque qui spoliait les biens de ceux qui étaient restés ne tarda pas à être promulguée.
Pour dérider le lecteur, évoquons pour terminer Superdogan, un ouvrage de photographies de Nicolas Righetti dont le travail en Turquie débute en 2016. L’auteur montre, d’une manière humoristique, la propagande qui magnifie, sur les murs des villes, la personnalité d’Erdoğan. Affiches, bâches géantes, flyers, fresques lumineuses, de l’aéroport international au kebab du quartier, colonisent l’espace public. Le regard paternel du « raïs », avec son visage rond, souvent la main sur le cœur ou faisant le signe des Frères musulmans (quatre doigts relevés, pouce replié), surplombe le passant. « Superdoğan », le super héros – qui n’est pas sans rappeler le moustachu Super Mario – est partout. Et que dire des produits dérivés dûment photographiés : tablier de cuisine, casquette « Make Turkey Great Again », écharpe de supporter, tee-shirt, coque de téléphone, sac, montre, pendule, porte-clefs, briquet ? Un mug affirme : « I am Erdogan ». Ainsi, de modestes objets permettent de participer quelque peu de la nature à moitié divine du héros qui nous dit : « N’ayez pas peur ». Et nous assure : « Il y a un destin au-dessus du destin ».
Il est là, ce Gulliver envahissant, avec peu de discours mais un visage. Il domine, on ne peut lui échapper. Heureusement, les affiches se déchirent, se gondolent, s’envolent ou se retrouvent en compagnie d’autres. Un buveur enjoué de Coca-Cola ou des pizzas flamboyantes brouillent le message. L’ouvrage de Righetti nous interroge sur notre rapport à l’image. A-t-elle envahi notre conscience au détriment des mots ; a-t-elle tué la réalité en s’interposant continuellement ? Peut-être pas tout à fait : un paysan a couvert son poulailler d’un morceau de bâche représentant le sommet du crâne d’Erdoğan.