C’est un vent d’épopée, de lyrisme violent et oublié, qui vient souffler sur l’édition avec la publication de Ténèbres du poète arménien Adom Yardjanian Siamanto (1878-1915), qui fut toute sa vie « marqué par la souffrance et l’errance », comme l’a souligné l’un de ses contemporains, écrivain et homme politique. L’Arménie n’en a toujours pas fini de subir les séquelles de la non-reconnaissance, par les descendants politiques de leurs auteurs, des massacres de 1894-1896 et (surtout) du génocide soigneusement planifié de 1915 dont Siamanto, aux côtés de tant d’autres (gens du peuple, intellectuels, artistes, écrivains, poètes), fut l’une des 1 500 000 victimes.
Pour commencer, un document parmi tant d’autres :
À la préfecture d’Alep,
Il a été précédemment communiqué que le Gouvernement a décidé d’exterminer entièrement les Arméniens habitant en Turquie. Ceux qui s’opposent à cet ordre ne pourront plus faire partie de l’Administration. Sans égard pour les femmes, les enfants et les infirmes, quelque tragiques puissent être les moyens d’extermination, sans écouter les sentiments de la conscience, il faut mettre fin à leur existence.
Le 15 septembre 1915
Le Ministre de l’Intérieur,
Talaat
Talaat Pacha (1874-1921), homme politique turc d’origine tsigane, germanophile, devint grand vizir en 1916 et délégué turc à Brest-Litovsk (1918). Il meurt assassiné à Berlin.
Cette circulaire officielle constitue certainement la meilleure introduction à la poésie prophétique et tragique de Siamanto, celle d’un voyant, pour reprendre ici Rimbaud.
Dans ce livre bilingue, avec l’extraordinaire élégance, finesse et régularité de la langue arménienne à la seule vue de son graphisme (à défaut d’en comprendre plus), la lecture de Siamanto, pour reprendre une de ses images, resterait, aux yeux du profane, d’une « stérilité de diamant » si la traduction n’en aidait pas moins à rendre quelque éclat. Ce qui fait que la poésie même, traversant langues et civilisations, nous paraît (selon une expression arménienne) longue comme l’eau de la rivière où l’on se baigne, l’âme nue.
Mais ici c’est une rivière à la fois troublée de larmes et de sang, et que magnifient les images qui transfigurent en espoir et beauté ce que le poète retire, non pas des souillures et des crimes en eux-mêmes, mais des victimes et de leur vie : celle-ci, loin d’apparaître vaincue, porte le paraphe de la défaite humaine de leur ennemi.
Il ne s’agit pour Siamanto que de boire et de faire boire son lecteur à la source de l’incompréhensible vie humaine, une vie incomparable en ses vendanges de désastre et de beauté.
À toi, humanité actuelle des lois maléfiques et de l’injustice sans borne,
Et à toi, Humanité qui dois être le géant d’or maître de l’avenir et de la fraternité.
C’est le balancement même de toute vie, en sa part collective comme en sa part individuelle, toujours parties prenantes l’une de l’autre.
Le ton de Siamanto n’est nullement celui de la poésie occidentale d’aujourd’hui, mais la vérité qu’il porte n’est pas d’hier. Elle est de tout temps et parle à tous. L’important n’est pas qu’une poésie évolue et doive évoluer, pourvu qu’elle demeure perçue comme poésie dans les évolutions plus larges de la langue et de la société. À chaque force sa vêture.
Il s’agit pour le poète de légitimer sa langue, plus que de suivre des modes et mouvements qui finissent par s’éteindre.
Siamanto choisit un lyrisme épique et visionnaire qu’il rattache au passé reculé de son peuple. Chaque poème est comme un cratère tendu au lecteur invité à boire. Il peut y avoir d’autres choix d’expression tout aussi puissants. Et, pour le domaine arménien moderne, nous citerons Tcharentz. Sa langue est tout autre ; serait-elle pour autant si étrangère à celle de Siamanto ? Si l’on en juge ici :
Chaque homme flamme devenu
Dans ce monde couvert de feu,
Sur le bûcher de l’Arménie, flamme et homme ne peuvent se désunir. Tcharentz a péri, lui, dans les geôles de Staline.
Tout poète porte le signe des autres poètes.
Il s’agit toujours de convier simplement le lecteur à la lecture, le voyageur au voyage (et Fondane ne nous démentirait pas), c’est-à-dire à la recherche de la magie du mot sous les mains trop souvent blessées de l’homme.
Siamanto est une bonne porte d’entrée dans la poésie arménienne, tout en sachant qu’il y a d’autres portes, de service ou bien cochères. Il est vrai qu’avec Siamanto nous sommes dans une maison de maître au pied de l’Ararat. Bien qu’il ait vécu beaucoup en exil, mais très peu sans doute dans des suites : Paris, New York, Boston où il fit paraître ses poèmes (1910).
Il gardait avec lui toute la culture arménienne.
Peut-être était-il, en ses errances, de ceux « qui regardent fixement et sans ciller leur mort dans le regard de l’autre ». De ceux qui ont fait face en acceptant, sans rien céder de leur protestation. Chez nous, pourtant, qui murmure leurs noms ou les entend murmurer ? Plus qu’on ne l’imagine sans doute, puisqu’ils finissent par nous parvenir et qu’en poésie le mort saisit toujours le vif, l’héritage de chaque poète n’attendant et ne demandant que d’être pris par chacun et tous.
Siamanto était un errant, héritier en cela de Sayat Nova (1712-1795) qui, par ailleurs, composait, lui, en arménien, géorgien et azerbaïdjanais : tout le Caucase chantait ses vers. Difficile à croire aujourd’hui, comme à se représenter une telle rencontre pacifique de cultures, un tel échange de par la vertu d’un seul homme, alors pleinement humain. À lui seul l’humanité. Ladite mondialisation en est exactement le contraire et ne lègue et n’entretient que lézardes et fragmentations. Nos grands devraient lire avant d’agir.
Le lyrisme de Siamanto peut sembler d’un autre âge ; c’est un risque, pas une faiblesse. Il faut lire Siamanto comme on lit par exemple Hugo et, l’âge esthétique ne comptant plus, on retrouve le monde : le poète nous place au plus profond de celui-ci et de nous-même ensemble. Toute la poésie de Siamanto, écrite bien avant 1915 porte le signe du génocide, et plus que son signe : sa réalité en marche. Dans la conscience même du poète.
Siamanto annonce ainsi en toutes lettres. Sa démarche visionnaire s’apparente à celle des prophètes. Lui-même en sa vie errante est comme un prophète. Sa poésie accompagne ce qu’il voit venir et ce qu’il vivra jusqu’au bout avec son peuple, le mot du poète étant pain et fin annoncée. Mais la fin même de Siamanto reste pour nous ce qu’elle fut pour lui : une faim. De justice impossible. Chaque époque nous en lègue quelque chose. Chaque temps, pour l’humanité, porte un tragique rappel de soi.
« L’homme ensauvagé, les crucifixions, quand cesseront-ils ?… » (Hovannès Thoumanian) (1)
Ainsi, le poète ne parle jamais de lui-même mais de tous. Pour tous. C’est sa visée. « Car écrire sans intention, c’est précisément cela qui est ne pas savoir écrire. » (Charles Péguy)
(1) La poésie arménienne. Anthologie des origines à nos jours, réalisée sous la direction de Rouben Melik, Les Éditeurs français réunis, 1973. Signalons aussi : Tcharentz, choix de poèmes, traduction de Luc-André Marcel avec la collaboration de G. Poladian, Librairie Hamaskaïne, Beyrouth, Liban (sans date).