C’est l’un des livres les plus singuliers de la rentrée littéraire, l’un des plus envoûtants aussi. Second ouvrage autobiographique de Luc Lang, Le récit du combat reprend le trio familial déjà mis en scène dans Mother (Stock, 2012) : Andrée, Robert et Luc – des noms d’apôtre, ou peu s’en faut. Mais, fidèle à la pratique de réécriture qui caractérise son œuvre, l’auteur en déplace le centre de gravité, de la mère fantasque au père adoptif adopté. Dans ce récit de filiation et d’apprentissage, Luc Lang déploie avec maestria sa vie de karatéka, et la façon dont l’apprentissage de l’art de « la main vide » lui a permis de conjurer en partie ses effondrements intérieurs.
Le récit s’ouvre sur une scène de lutte, à Calvi, sur une plage, en 1962. Couleurs franches, dessin des muscles, sujet quasi mythologique : on est dans une toile de Rubens. Une lutte sans violence, pleine de force et de tendresse, s’engage entre un garçon et un « géant indestructible » qui « danse sur le sol » en bon maître de judo, le tout sous le regard attendri d’une femme amoureuse. Cette scène originelle du premier combat soude la trinité familiale recomposée, et fonde Robert en tant que père. Elle acte également une reconnaissance mutuelle entre les deux hommes qui se choisissent respectivement comme père et comme fils.
Ainsi, tout prédisposait Luc Lang à marcher dans les traces de ce père respecté et à suivre la voix de la souplesse (judo). Tout, hormis la capacité d’Andrée à imposer sa seule volonté à l’ordre du monde. De cette transmission contrariée par l’oukase maternel va naître l’éveil à une autre voie : celle du karaté. Le récit du combat n’est toutefois pas un livre de « niche », pour les happy few férus d’arts martiaux. Car le combat dont il est question ne se joue pas que sur les tatamis du dojo, il est « un mot générique englobant l’existence tout entière », de la prise de conscience d’une certaine lutte des classes (je renvoie au très beau chapitre « Indiens et cow-boys ») à la prison camerounaise dans laquelle le narrateur atterrit à la suite d’un absurde quiproquo, en passant par les drames familiaux.
De fait, dès les premières pages, Luc Lang orchestre un ensemble de motifs – au premier rang desquels ceux de la chute et du vide – qui forment la grammaire de son imaginaire, son idiosyncrasie. Des exercices aériens de gymnastique honnis que lui impose Andrée aux cauchemars récurrents, en passant par la pièce de cinq yens, « la seule qui soit trouée », il aligne les signes du vide, en déploie le mystère. Il ne cherche pas à les interpréter comme le ferait un augure, il se borne à en constater l’inquiétante récurrence dans son existence, suscitant une sorte de vertige qui culmine avec le récit de ce 5 septembre 1985 où, depuis le cinquième étage, sa compagne s’élance dans le vide. Comment, dès lors, ne pas voir dans l’installation d’un dojo, ce « grand espace vide comme une énigme », au cœur de sa demeure, le poignant rappel de ce drame ? N’est-ce pas également dans un dojo, celui de Luc Levannier, que s’est noué plus ou moins secrètement le roman familial, le géniteur de l’auteur y ayant rencontré Andrée, puis Andrée y ayant rencontré Robert ? Le dojo, qui donne son titre à un chapitre central, doit donc se lire comme le lieu allégorique où se dit – sinon se résout – la double énigme de l’origine et de la fin.
C’est aussi, bien sûr, le lieu où se pratiquent les budō et la méditation zen. Le karaté constitue une réponse à l’attraction puissante du vide que ne cesse de rejouer, de façon obsessionnelle, l’écriture de la chute. Si l’auteur épouse la voix (dō) de la main (te) vide (kara) presque par hasard, la façon dont il s’y voue ensuite témoigne d’une nécessité, le karaté puisant une grande part de sa force dans le tellurisme de ses postures, mais aussi dans le zen – sous-entendu dans le kanji kara – qui rend à l’instant présent. Par la recherche de la perfection du geste, le pratiquant manifeste son intentionnalité existentielle, s’arrache au néant qui le menace, à rebours de tout nihilisme : « je suis emporté dans un mouvement où la nécessité et le désir d’apprendre m’infusent suffisamment pour que j’éprouve à nouveau le temps qui s’ouvre, j’en distingue les contours vagues d’un devenir ».
Faisons un détour. Il y a de cela deux ans, au musée du Quai Branly, avait lieu une exposition sur les sources des arts martiaux. Sur un pan de mur, dans un recoin sombre, était projeté le générique d’un film de la Shaw Brothers, peut-être New Shaolin Boxers (1976). Dans un décor dépouillé jusqu’au symbolisme, un simple fond noir – comme une page blanche –, Alexandre Fu-Sheng, le corps à peine éclairé par une lumière passée au filtre rouge, exécute dans le vide, mais avec une intensité palpable, quelques-unes des techniques de base du kung-fu. Ces films d’essence populaire, souvent regardés avec une pointe de condescendance par les Occidentaux, portent parfois en eux une mémoire séculaire, d’une grande érudition. À regarder comme un livre d’images dont on ne saurait épuiser la richesse d’un seul coup d’œil, cette séquence hypnotique, uniquement rythmée par la gestuelle cabalistique de Fu-Sheng, invitait à percevoir dans ce corps un recueil de techniques ancestrales, un savoir immense lentement infusé. Lorsqu’il évoque les corps experts en karaté, Luc Lang use d’expressions d’une éminente justesse : il parle de « corps livres », ou plus justement encore de « corps érudits » dans lesquels s’inscrit la mémoire de gestes mille fois répétés au point qu’ils apparaissent, aux yeux du profane, comme une pure intuition.
Cette analogie entre le corps et le livre invite à une autre, entre le karaté et l’écriture, de la même façon que kendo et calligraphie partagent une même inspiration gestuelle. Il faut lire pour s’en convaincre les très belles pages que l’auteur consacre à l’écriture à la main, incarnation et prolongement de la voix, à une époque où la norme est d’user d’un clavier. Car si le corps est un livre, le karaté possède sa propre grammaire, sa propre syntaxe où chaque geste a « la valeur d’un mot ». Il est un langage qui permet de soliloquer (kihon, ce travail solitaire de répétition des gestes de défense et de riposte) et plus tard de converser avec un partenaire (kumite, entraînement à deux). Les katas, ces enchaînements chorégraphiés de différentes techniques, constituent quant à eux des « récits de combats fondateurs », dont la signification et la symbolique ne s’épuisent jamais et constituent « un mur d’érudition gestuelle ».
Si Luc Lang recourt fréquemment à la métaphore de la langue pour parler du karaté, c’est qu’au-delà de la parenté du geste, c’est bien un même recours à l’image qui consacre le rapprochement entre la voie de la main vide et l’écriture. Les arts martiaux ne cessent d’user de l’analogie, par exemple avec le comportement animal et plus globalement le monde naturel. Il n’est pas rare qu’une métaphore ou une comparaison illumine la compréhension d’un geste, permette son exécution d’une façon plus convaincante.
Or, l’écriture de Luc Lang est foncièrement imagée. Elle l’est lorsqu’il s’agit d’écrire les corps perçus dans leur splendeur – celui du père pratiquant son judo – comme dans le délabrement qui succède à la chute. Elle l’est encore, et avec quelle force et quelle retenue, quand il s’agit d’évoquer le suicide de la compagne de l’auteur tandis qu’il s’affaire dans la cuisine : « J’entends le bruit sec et assourdissant d’une claque sur le sol qui envahit la cuisine depuis la seconde cour, c’est exactement la gifle d’une vague immense sur le sable. » Pourquoi l’analogie évoque-t-elle La Grande Vague d’Hokusai ? Peut-être à cause de ce que l’on devine être l’effondrement à venir, autrement dit un rapport éminemment problématique au temps, entre mélancolie de ce qui est déjà perdu et incapacité à se projeter dans l’avenir. Entre les deux, il y a le karaté, qui ramène au présent du geste accompli.
On sort alors convaincu que le karaté n’est pas un art de l’attaque à tout crin, mais, à l’image parfois de l’écriture, un art subtil de la défense et de la riposte. Peut-être moins à un très hypothétique assaillant qu’aux bien plus probables vicissitudes de l’existence.