L’enfant des circonstances

Le point de vue de l’enfant a certes déjà été largement exploré et exploité en littérature, et souvent avec un bonheur poétique certain. Que l’on songe par exemple aux réussites que furent La petite fille qui aimait trop les allumettes, de Gaëtan Soucy, ou Ronce-Rose, d’Éric Chevillard. Si le procédé est si fécond, si efficace et si plaisant, c’est qu’il permet un décalage avec les normes et les usages du monde adulte, une fraîcheur dans la perception de la réalité où l’étrangeté vient côtoyer le naturel, le mystérieux l’innocence, l’insolite l’évident, la peur la drôlerie, sans que cela gêne outre mesure.

Bronka Nowicka | Nourrir la pierre. Trad. du polonais par Cécile Bocianowski. Corti, 76 p., 16 €

Jamais peut-être ce procédé n’aura été poussé aussi loin et si radicalement que dans ce récit d’enfance aux allures d’inventaire. À travers toute une série d’objets et de matières qui sont autant de prismes de la réalité et d’occasions de jeux graves, parfois cruels, un enfant (fille ou garçon, cela est variable d’un chapitre à l’autre) découvre le monde qui l’entoure et le restitue avec une naïveté et une lucidité confondantes (confondues). C’est d’abord l’univers familial qui est passé au crible de cette perspicacité enfantine si particulière. Ici, les membres de la famille ne sont nullement figés dans un âge assuré. La hiérarchie familiale évolue au gré des circonstances et plus personne n’a d’âge réel, seulement un âge relatif qui peut très bien s’inverser : la grand-mère materne l’arrière-grand-mère redevenue petite fille. La mère nourrit le père, lequel perd de sa stature en devenant un nourrisson. Les générations se superposent à l’intérieur d’une même personne.

Bronka Nowicka Nourrir la pierre
« L’enfant malade », Edvard Munch (1896)© CC0/WikiCommons

En jouant avec eux, l’enfant manipule les membres de sa famille comme des poupées et déshabille leurs rôles dans le vestiaire de son imagination. Il remarque très justement : « les poupées sont des femmes et les enfants de ces femmes ». Les gens ont plusieurs âges et même les morts continuent de vivre. Les morts ont perdu leur autonomie (ils ne s’habillent pas tout seuls, ils sucrent leur thé quand on le fait pour eux), ce sont des handicapés qui requièrent plus d’attention et qui, par conséquent, ont presque plus d’existence que les vivants. Leur existence est d’autant plus envahissante qu’elle réclame en permanence nos soins et notre aide : « Il faut cirer leurs chaussures. Lécher des timbres pour eux et envoyer des lettres qui n’arriveront pas. Ils ne penseront pas ce qu’on ne pensera pas pour eux, donc ils pensent à nous avec nos pensées. »

Ici l’imagination est reine. Ou peut-être est-elle plutôt l’infirmière qui vient au secours des choses. Elle supplée à toutes les incompréhensions. Elle vient panser les plaies qu’il y a dans les choses en leur trouvant des explications. Pourquoi les gens sur les portraits sont-ils figés et leur bouche est-elle close ? « Parce qu’ils ont de l’eau plein la bouche, ils ont appris à respirer par les branchies qui ont poussé à l’intérieur de leur tête. » Pour l’imagination, il est parfois plus simple d’aller chercher midi à quatorze heures et des raisons à l’état des choses dans le dos de ces choses. L’invisible est une réserve inépuisable d’élucidations.

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Ici l’imagination est reine. Ou peut-être est-elle plutôt l’infirmière qui vient au secours des choses.

D’ailleurs, le plus souvent, il n’est pas nécessaire d’aller chercher bien loin. Il suffit pour rendre compte des choses de les exprimer comme on les perçoit spontanément, comme la sensation nous les donne. C’est ainsi que les fourmis écrasées ont l’odeur du vinaigre, que les miroirs voient (puisque, n’est-ce pas, ils nous regardent), que les pieds de la mère ressemblent à « des brioches entaillées par les lanières de ses sandales ». Mais si l’enfant est naïf, il est toutefois un logicien hors pair doublé d’un métaphysicien accompli. Il se demande, par exemple, si les oiseaux morts restent suspendus dans le ciel, puisqu’on ne les voit pas recouvrir le sol. À ce compte-là, à pousser la logique des choses jusqu’à son extrémité, bientôt « il faudra déneiger des pigeons ». C’est que, pour l’enfant, l’interrogation est un mode de vérité et qu’elle trouve sa réponse aux confins brumeux de la question. 

Les jeux de cet enfant sont très sérieux. Ils sont même vitaux. Car derrière le jeu se cache une inquiétude, derrière les apparences une réalité vacillante. Il s’agit pour l’enfant de sauver les apparences, comme si les apparences étaient ce qui demeure seulement viable dans un monde menacé de s’écrouler. « Quand on abrite la folie sous son toit, le reste doit rester normal », dit-il. Tout se passe comme si les choses n’avaient pas d’identité stable et qu’il était de la responsabilité de l’enfant de garder le monde à flot, de lui maintenir la tête hors de l’eau. Pour que le monde retrouve un semblant de cohérence, l’enfant doit inventer les lois éphémères qui le fondent, fussent-elles apparemment délirantes. Il doit trouver la logique des choses cachée en elles. Tous les objets qui entourent l’enfant sont à la fois le lieu de la menace (parce qu’ils sont essentiellement instables) et celui du salut puisqu’ils contiennent la possibilité d’une réparation (on peut leur trouver des raisons d’être tels qu’ils sont). Le plus emblématique et le plus symbolique de ces objets est cette pierre qui apparaît dans le titre du livre et que l’enfant a trouvée sur son chemin et logée dans sa bouche, sous la langue, comme si elle représentait précisément le poids vivant de la parole avec laquelle l’enfant sauve son monde, l’empêche de tout à fait sombrer.

Bronka Nowicka Nourrir la pierre

Cette pierre qu’il faut sans cesse nourrir comme une sorte de minotaure de poche perdu dans le labyrinthe de ses sens, et qui réclame son lot de vierges matières – on l’alimente par simple contact avec d’autres choses, un peu de sang recueilli dans une coupelle par exemple –, cette pierre est l’objet transitionnel absolu, réduit à sa plus simple expression, une sorte de degré zéro du doudou, un doudou beckettien si l’on veut : un muet adjuvant, un bâillon que l’on suce pour ne pas dire la douleur du monde, un être aussi aride qu’il est avide, un compagnon d’infortune qui est la seule chance qu’on possède.

Car le monde de cet enfant, s’il est extrêmement ludique, est aussi parfaitement effrayant et terrible. : les tomates contiennent « de la vraie chair »,  le père est présenté comme un être immature et un ogre, les poupées sont faites à partir d’un pilon à pâtisserie qui peut se retourner en marteau, le père sort tantôt des mains de ses poches et tantôt des poings, un peigne peut servir de fourchette et inversement. L’appareil-photo, puisque du temps y est enfermé, rien ne dit que les personnes qu’il a capturées en ressortiront entières et indemnes. « La guerre c’est quand les objets perdent la raison. » Tout est menace latente et tout est expédient dans ce monde. Tout est expédient au sens où rien ne vaut que par l’usage que la débrouillardise commande, rien n’existe qu’en fonction de l’opportunisme que l’ingéniosité se réserve selon les besoins de la situation. La poésie est aussi un pragmatisme. Quand le monde est inconstant et en proie à la folie ordinaire comme à l’impécuniosité, que sa seule loi est celle de l’aléa, l’enfant ne peut que s’en remettre à son génie. Il en a fallu à l’auteure pour restituer celui de cette enfance-là.